À La Cité Bleue de Genève, dirigé par le multi-cartes Leonardo Garcia Alarcon, un événement musical exceptionnel a vu le bandonéoniste William Sabatier s’attacher à restituer l’intégrité originelle de María de Buenos Aires, l’operita emblématique d’Astor Piazzolla et Horacio Ferrer. Cette œuvre, dont l’authenticité avait été altérée par les contraintes de l’industrie du disque à l’époque de sa création, retrouve ici sa forme initiale, grâce à une reconstitution minutieuse. Sabatier, entouré d’un ensemble de onze musiciens, propose une interprétation qui renoue avec la version de 1968, réintégrant notamment deux morceaux coupés lors de l’enregistrement original : La Fábula de la rosa en el asfalto et Esquerzo yumba de las tres de la mañana.
Cette recréation, présentée à la Cité Bleue de Genève, se distingue par son énergie brute et sa fièvre expressive, contrastant avec les versions plus policées qui ont suivi, comme celle arrangée par Leonid Desyatnikov pour Gidon Kremer. Sabatier, au bandonéon, insuffle une urgence et une passion qui captivent l’auditoire, soutenu par un orchestre vibrant où se mêlent flûte, guitare électrique et quatuor à cordes (le remarquable Quatuor Terpsychordes). Les transitions sonores, enrichies de bruits urbains et de voix enregistrées, plongent le public dans l’atmosphère envoûtante de Buenos Aires.
Sur scène, un trio vocal exceptionnel incarne les personnages centraux de cette fable poétique. Sol García, dans le rôle de María, déploie une voix mélancolique et puissante, ressuscitant avec grâce cette héroïne à la fois humaine et allégorique, symbole de l’âme du tango. Diego Valentín Flores, interprétant Gorrión, apporte une émotion profonde à travers ses interventions chantées, tandis que Sebastián Rossi, en Duende, incarne avec une présence magnétique l’esprit narrateur de l’œuvre. Sa diction rythmée et expressive, teintée d’une poésie surréaliste, captive autant qu’elle déroute.
Cependant, cette production ambitieuse se heurte à un écueil majeur : l’absence de surtitrage. Bien que Sabatier insiste sur l’importance du texte de Ferrer, considéré comme une composante essentielle de la partition, le public non hispanophone se retrouve souvent perdu dans les méandres du livret, truffé de références au lunfardo (l’argot « portègne »). La mise en espace d’Amélie Parias, bien que sobre et évocatrice, peine à compenser cette lacune, laissant les spectateurs démunis face à la complexité narrative de l’œuvre.
Malgré cette difficulté, la force musicale de cette María de Buenos Aires genevoise est indéniable. Les instrumentistes, placés au cœur de l’action, tissent une tapisserie sonore riche et envoûtante, où le bandonéon de Sabatier occupe une place centrale. Les mélodies déchirantes et les rythmes syncopés de Piazzolla, interprétés avec une intensité remarquable, emportent l’adhésion du public, comme en témoignent les acclamations nourries à la fin de la représentation.
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CRITIQUE, opéra. GENEVE, La Cité Bleue, les 6/7/8 mars 2025. PIAZZOLLA : Maria de Buenos Aires. Sol Garcia (Maria), Diego Valentin Flores (El Gorrion), Sebastian Rossi (El Duende). Amélie Parias (mise en espace), William Sabatier (Bandonéon et direction artistique). Toutes les photos © Giulia Charbit