samedi 29 juin 2024

CRITIQUE, opéra. LYON, opéra, le 24 juin 2024. JANACEK : L’Affaire Makropoulos. A. Stundyte, D. Pivnitskyi T. Tomasson, R. Lewis… Richard Brunel / Alexander Joel.

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Emmanuel Andrieu
Emmanuel Andrieu
Après des études d’histoire de l’art et d’archéologie à l’université de Montpellier, Emmanuel Andrieu a notamment dirigé la boutique Harmonia Mundi dans cette même ville. Aujourd’hui, il collabore avec différents sites internet consacrés à la musique classique, la danse et l’opéra - mais essentiellement avec ClassiqueNews.com dont il est le rédacteur en chef.

D’emblée, la nouvelle production de L’Affaire Makropoulos en clôture de la saison 2023/24 de l’Opéra National de Lyon – imaginée par le maître des lieux, alias Richard Brunel – convainc : elle propose une série de tableaux captivants qui fascinent par leur vérité, cet élément clé des opéras de Leos Janacek. Le travail scénique s’est penché spécialement sur les atmosphères, chacune sous-tend des destinées douloureuses, spécifiques, qui se croisent, des individualités touchantes qui se chevauchent, dialoguent sans vraiment communiquer, tissent une scène bavarde où le verbe impose (avant la musique) le rythme incantatoire et souvent halluciné et insinueux de la langue tchèque. A ce titre, le livret de L’Affaire Makropoulos est un manifeste linguistique fort : Janacek n’a pas choisi au hasard l’écrivain qui pouvait lui offrir un nouveau sujet lyrique dans sa langue natale. Karel Capek est alors l’écrivain tchèque le plus doué et le plus fécond, convaincant par sa verve épique et poétique faussement naïve. Mais Janacek, décevant d’une certaine manière le jeune écrivain poète, remodèle à sa façon le texte originel de L’Affaire Makropoulos : il en re-précise les perspectives diverses qui tendaient, illusoirement, à éclater l’action. Le sujet de l’opéra s’en trouve resserré, dense, profus mais cadré, étouffant comme un cauchemar, foisonnant mais structuré. Le procès qui oppose les Prus et les Gregor pour une affaire d’héritage se mêle à la recherche d’Elina Makropoulos qui s’appelle alors Emilia Marty. Chacun défend avec ténacité ses intérêts dans un enchevêtrement d’intentions contradictoires, digne d’un thriller : quelles sont les intentions réelles d’Emilia ?

 

 

La production est donc un extraordinaire instant de théâtre. Pas facile de mettre en scène l’ouvrage qui ouvre un labyrinthe de perspectives psychologiques, tout en assurant une chaîne d’actions multiples en un nœud gordien qui souvent déconcerte.
Seuls le flux de la langue et le chant permanent de l’orchestre s’imposent ; mais la production présentée à Lyon apporte d’autres bénéfices : elle s’avère lumineuse par sa clarté scénique ; tout devient limpide dans la mise en scène du Richard Brunel : le jeu des négociations et tractations juridiques qui fourmillent tout au long de l’action ; le relief des personnalités opposées, mêlées, confrontées : l’innocence des jeunes âmes amoureuses, par exemple Krista et ses rêves de scène et de théâtre, et son amour pour son fiancé Janek ; tous deux tourneront mal d’ailleurs dans ce théâtre mordant et cynique. Subjugué par Emilia, le jeune homme se voit manipulé, puis dépassé par la mission qu’elle lui a confié : il se suicide en se pendant sous nos yeux dans la partie haute de la superbe scénographie imaginée par Bruno de Lavenère ; c’est aussi l’excitation érotique que Makropoulos exerce sur tous les mâles qui croisent son chemin : Prus et Gregor s’y brûlent et se consument, chacun succombant aux atours de la diva sublime. Une diva qui, dès son entrée en scène, perd sa voix, incapable de chanter, ce dont elle mourra, tandis que la jeune Krista reprendra le flambeau. Ce n’est pourtant pas cette dernière qui jette ici la formule magique d’éternité au feu, mais bien Emilia Marty/Elina Makropoulos elle-même. Et si la présence d’une multitude de vieillards sur scène enfonce un peu le clou, saluons la lisibilité et l’intelligence du travail ici accompli sur le passionnant livret de Capek, qui offre au final un grand moment de théâtre !

Le personnage trouve en Ausrine Stundyte, véritable torche-vive dans chacun des rôles abordés (on se souvient de sa magistrale Lady Macbeth de Mzensk in loco), une interprète époustouflante par sa vérité et son charisme scénique. Si elle est demeurée jeune, « EM » au moment de l’opéra, arrive à la fin de son cycle terrestre, déjà long : 337 ans d’existence ! Il s’agit bien d’un être dominant qui finit en victime : usée par sa trop longue vie ; dévitalisée, sans espoir, sans désir, sans appétit (« Rien ne vaut la peine » dit-elle au II, devant ses admirateurs déconcertés). Son chant investi et incarné exprime le tréfonds de l’être en un cri final bouleversant. En définitive, l’opéra de Janacek, sous ses rictus grinçants, est un drame humaniste qui reformule tout ce qui fait le prix et la valeur d’une vie terrestre. Tout l’acte III, celui de la métamorphose d’Emilia, du dévoilement de son identité, avec la dernière image scénique qui met en pleine lumière le rire et la grimace en une alliance des plus aigres, est un sommet d’intelligence. La chanteuse lituanienne donne tout : la sublime sirène s’y change en clown triste, incarnant désormais le vertige dérisoire de sa situation ; elle est même terrassée par une découverte surprenante : la mort n’est pas si terrifiante…

Autour d’elle, la distribution se montre (presque) irréprochable. Malgré quelques légers problèmes dans l’aigu (parfois faux ou étranglés), Denys Pivnitskyi est un Albert Gregor convaincant, tandis que la basse islandaise Tomas Tomasson incarne un Baron Prus d’une superbe noirceur. La jeune soprano Thandiswa Mpongwana campe une remarquable Krista, avec une voix plus corsée que de coutume dans cet emploi, tandis que Robert Lewis fait valoir de beaux atouts en Janek (ces deux derniers font partie de l’Opéra Studio de Lyon, auquel ils font tous deux honneur…). Enfin, Marcel Beekman incarne un Comte Hauk-Sendorf particulièrement expressif et haut en couleurs, tandis que la basse hongroise Károly Szemerédy possède toutes les rugosités du personnage de Kolenaty. 

En fosse, les rencontres se multiplient, les confrontations s’intensifient; la tension se nourrit constamment grâce à la direction toute en muscle et nervosité, palpitation et éclairs du chef britannique Alexander Joel : baguette vive, aux rythmes fouettés, souci permanent de l’articulation, appétit félin des accents… Les microclimats qui donnent l’essor organique de la partition trouvent ici un ambassadeur scrupuleux, au formidable panache. Joel mène les instrumentistes de l’Orchestre de l’Opéra National de Lyon jusqu’au paroxysme de leur excellence, obtenant une sonorité affûtée jamais terne, y compris dans les effets spatialisés, avec la “banda” de percussions et la richesse murmurée des cuivres.

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CRITIQUE, opéra. LYON, opéra, le 24 juin 2024. JANACEK : L’Affaire Makropoulos. A. Stundyte, N. Spence, T. Tomasson, R. Lewis… Richard Brunel / Alexander Joel. Photos (c) Jean-Louis Fernandez.

 

VIDEO : Richard Brunel raconte « L’Affaire Makropoulos » de Leos Janacek dans sa propre production à l’Opéra National de Lyon

 

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