samedi 19 avril 2025

CRITIQUE, opéra. MADRID, Teatro Real, le 1er mars (et jusqu’au 24) 2024. WEINBERG : La Passagère (Die Passagierin). A. Majeski, G. Orendt, N. Schukoff, D. Karenas… David Pountney / Mirga Grazinitè-Tyla.

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Emmanuel Andrieu
Emmanuel Andrieu
Après des études d’histoire de l’art et d’archéologie à l’université de Montpellier, Emmanuel Andrieu a notamment dirigé la boutique Harmonia Mundi dans cette même ville. Aujourd’hui, il collabore avec différents sites internet consacrés à la musique classique, la danse et l’opéra - mais essentiellement avec ClassiqueNews.com dont il est le rédacteur en chef.

Depuis sa création au Festival de Bregenz, en 2010, La Passagère (Die Passagierin) de Mieczyslaw Weinberg a beaucoup voyagé : Varsovie, Londres, Houston, New York, Chicago, mais aussi ici au Teatro Real de Madrid, en 2012. Toujours dans l’excellente production initiale de David Pountney (accessible en vidéo), elle revient dans la capitale espagnole (en hommage à Gérard Mortier, pour le 10ème anniversaire de sa disparition, et dont on connaissait le goût pour le répertoire contemporain) – dans cette extraordinaire mise en scène qui relève le défi de montrer très concrètement sur scène l’atrocité concentrationnaire. Terminée en 1968, mais d’emblée écartée par la censure soviétique et totalement oubliée ensuite, cette création tardive et un vrai pari, le sujet restant difficile, même aujourd’hui – car les camps de la mort peuvent-ils faire l’objet d’un spectacle ? Cette question, ni la romancière Zofia Posmysz, rescapée d’Auschwitz, ni le compositeur Mieczyslaw Weinberg (1919-1996) n’ont cherché à l’éluder. Et c’est justement cette prise de risque, cette nécessité d’évoquer l’horreur sans voyeurisme, qui font aujourd’hui de cette Passagère un opéra fascinant, car personne n’a pu y écrire un mot ou une note sans longuement les méditer en vue d’une émotion maximale. 

 

 

Polonais juif exilé, fixé à partir de 1943 dans une patrie soviétique d’adoption qui le toléra comme musicien discret, à l’exception d’un bref mais notable jour dans les geôles staliniennes, Mieczyslaw Weinberg possédait la sensibilité idéale pour traiter un tel sujet. Il l’a fait avec des moyens expressifs très particuliers, proches de ceux de son ami Chostakovitch, mais plus déroutants. La partition de Die Passagierin procède par juxtapositions et imbrications de matériaux divers : jazz et danses futiles pour illustrer la croisière, parfois de curieuses tournures qui évoquent Britten, jusqu’au style épuré, réduit parfois à une simple ligne mélodique nue, des séquences d’horreur carcérale. Même si l’on peut s’interroger sur quelques relatifs fléchissements, force est de constater la puissance extraordinaire d’une œuvre que Chostakovitch admirait. 

Exemplaire, la production de David Pountney réussit à éviter tous les pièges d’un pareil sujet, dont l’horreur paraît incompatible avec une convention scénique. Les superstructures blanches d’un navire en hauteur, les murs gris cendre, les voies ferrées et les grabats superposés d’un camp de la mort en bas : le décor (conçu par le fidèle Johan Engels) reste simple, à la fois irréel et concret. Virtuosité des éclairages (de Marie-Jeanne Lecca), intuition irréprochable et sensible du geste juste: Pountney va brillamment jusqu’au bout d’un projet qui restera, à nos yeux, la meilleure production que l’on ait vue signée par lui.

Impossible de résister à la Marta de la soprano américaine Amanda Majeski, dont la voix splendide et l’engagement dramatique bouleversent, avec sa vibrante silhouette au crâne rasé. Aux prises avec un rôle beaucoup plus ingrat, la mezzo gréco-américaine Daveda Karanas, au tempérament dramatique à haut potentiel, incarne à merveille Lisa, avec ce rien de froideur dont elle parvient à faire un atout supplémentaire. On se régale, comme d’habitude, du timbre de Nikolaï Schukoff, dans le rôle du diplomate amant de Lisa, mais aussi de son émission d’une clarté éloquente, le ténor autrichien étant par ailleurs doté d’une projection idéale.Le baryton hongrois Gyula Orendt possède une grande voix, cuivrée dans l’aigu, mais puissante et sombre dans le grave, le médium bénéficiant d’une homogénéité indiscutable. On n’oubliera pas de citer non plus la Katja de la soprano russo-britannique Anna Gorbachyova-Ogilvie, tout simplement bouleversante dans la chanson russe interprétée par son personnage dans les ténèbres du camp de concentration au II, ni la jeune (dijonnaise) Yvette de la soprano française Olivia Doray, tout en fragilité et en émotion également. Distribués efficacement, tous les autres rôles, dont bon nombre de petites interventions d’une importance stratégique, fonctionnent à merveille, l’opéra étant donné en plusieurs langues, reflet du cosmopolitisme forcé d’Auschwitz.

Enfin, grâce à la cheffe lituanienne Mirga Grazynitè-Tyla, grande spécialiste mondiale de la musique de Weinberg, et à un Orchestre du Teatro Real très précis, la synchronisation est parfaite entre ce que l’on voit sur scène et le moindre événement d’une partition incroyablement riche, faite de petites touches qui, toutes, ont un impact psychologique spécifique. Cette Passagère apparaît ainsi comme l’un des ouvrages lyriques clés du XXe siècle, et sans conteste un événement lyrique d’une force bouleversante comme on n’en vit (plus que) peu dans une salle d’opéra…

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CRITIQUE, opéra. MADRID, Teatro Real, le 1er mars (et jusqu’au 24) 2024. WEINBERG : La Passagère (Die Passagierin). A. Majeski, G. Orendt, N. Schukoff, D. Karenas… David Pountney / Mirga Grazinitè-Tyla. Photos (c) Javier del Real.

 

VIDEO : Trailer de « La Passagère » de Weinberg au Teatro Real

 

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