C’est un Hamlet de première valeur à laquelle nous avons assisté. Somptueuse et ténébreuse à souhaits, la mise en scène de Frank Van Laecke est servie, à l’Opéra de Massy où elle faisait escale les 15 et 17 nov, par une distribution proche de l’excellence.
Le raffinement des lumières, la force du dispositif scénique qui délimite sur la scène, un vaste espace fermé qui pourrait être la représentation de ce qui se passe dans l’esprit d’Hamlet, la qualité dramatique et vocale des solistes, l’engagement des musiciens dans la fosse (sous la baguette ample et détaillée du chef Hervé Niquet) … produisent devant le public massicois, un sans faute mémorable. De sorte que la production créée par Angers Nantes Opéra en 2019, revêt à Massy, un surcroît de vérité et d’intensité, passionnant. Photo ci dessus : Hamlet et la Reine Gertrude / Armando Noguera et Ahlima Mhamdi © Jérôme Mainaud.
Ce soir la fosse est contrastée et engagée comme jamais, déployant la soie à la fois noble, grandiose d’un Thomas, emblème éloquent de l’art musical du Second Empire ; le style est volontiers spectaculaire, dans l’esprit du grand opéra français (mais sans ballet) qu’enrichit aussi une sensibilité ciselée pour les vertiges tendres (bouleversante et tragique trajectoire d’Ophélie). De Shakespeare, Ambroise Thomas reprend et amplifie même pour son ouvrage créé en 1868, le caractère fantastique (à travers le spectre paternel qui s’impose dans l’esprit d’Hamlet et s’adresse directement à lui : ici la voix projetée de la basse Jean-Vincent Blot, sépulcrale et foudroyante depuis les cintres). Les éclairages subtils, – de la pénombre inquiétante à l’obscurité mortifère (signés du metteur en scène lui-même et de Jasmin Sehic) brossent à la façon d’un peintre, 1001 nuances de gris profonds ; autant d’accents qui dessinent la lente et inéluctable folie vengeresse d’Hamlet, sa destruction progressive, sa possession maladive (où participe aussi l’alcool, si l’on se réfère au nombre de bouteilles qui jonchent le sol…). Le Prince danois est bien cet enfant démuni, témoin d’un assassinat auquel il est exigé qu’il fasse réparation : en somme le pendant masculin d’une Elektra (chez Richard Strauss) ; pas de répit ni aucune issue sauf …la vengeance ; de quoi accaparer toute l’énergie et rendre fou ; c’est la trajectoire d’Hamlet, superbement incarné par le baryton Armando Noguera qui soigne autant l’intensité du verbe que la justesse de chaque geste ; le rôle est aussi exigeant voire éreintant pour l’interprète (quasiment toujours en scène et chantant) que celui d’Athanaël de Thaïs de Massenet : deux Everest pour tout baryton.
La sincérité du chanteur fait mouche dans chaque jalon de son cheminement noir et sacrificiel : l’air du vin, la dénonciation de son oncle criminel (après la Pantomime) à l’acte II ; puis à l’acte III, son monologue entre errance et vertige à vide (« être ou ne pas être »), surtout son terrible duo avec sa mère la reine Gertrude (percutante Ahlima Mhamdi), d’une violence âpre, qui se serait achevé par un matricide si le spectre paternel ne l’en avait pas empêché. La présence du baryton, son souci du texte suscitent l’admiration. Tout le personnage se construit comme une lente et impérieuse course de vengeance, irrépressible, inextinguible… et dans le même temps, dans un temps compté qui mène à la mort,… ainsi jusqu’à la destruction finale.
Armando Noguera (Hamlet) et Ahlima Mhamdi (Gertrude) © Jérôme Mainaud
Autre absolu tragique, l’Ophélie de la soprano Florie Valiquette dont l’assurance et l’agilité du timbre fruité s’affirme particulièrement dans son grand air de folie de l’acte III (enchaîné au duo Hamlet / Gertrude précédemment cité) ; un air d’une difficulté optimale pour la soprano et d’une exigence dramatique tout aussi redoutable ; fragilité hallucinée et coloratoure intense, juste, naturelle, la jeune diva bouleverse elle aussi par la sincérité maîtrisée de sa performance ; l’Ophélie désirante, amoureuse d’Hamlet, et pourtant négligée par lui (malgré lui), s’enfonce peu à peu dans la mort à mesure que son chant s’élève inversement, jusqu’à la noyade spectaculaire : un grand moment vocal et théâtral.
Palmes spéciales également pour le ténor très ardent et lui aussi percutant, Kaelig Boché dont le Laerte, frère de Ophélie, brûle les planches par sa sincérité franche et claire, en particulier à son retour de Norvège, quand il reproche à Hamlet d’avoir écarté Ophélie.
Les chœurs maison (de l’Opéra de Massy) associés à ceux d’Angers Nantes Opéra (dirigés par Xavier Ribes) sont impeccables, dans chaque tableau collectif, furieusement festifs et enivrés aux I et II ; d’une tendresse funèbre et complice pour le suicide d’Ophélie et ses funérailles aux IV et V.
Florie Valiquette, éblouissante et déchirante Ophélie © Michelle Soubelet
A mesure que la soirée se déroule, les épisodes plongent dans une encre tragique de plus en plus enveloppante ; même si Hamlet parvient enfin à venger son père, chaque épreuve et défi relevé, le détruit irrémédiablement ; cette inéluctable descente aux enfers est magistralement exprimée dans la mise en scène brillante et juste de Frank Van Lecke.
Dans la fosse, baguette précise, détaillée, Hervé Niquet, à la tête de l’Orchestre National d’Île de France, insuffle la fièvre dramatique requise ; la lecture est puissante et chambriste ; elle sait indiquer le tempérament lyrique spécifique du verdien Ambroise Thomas, son goût pour la couleur et l’atmosphère (lesquelles varient à chaque tableau particulier grâce à une intelligence des timbres très originale) ; pour preuve chaque solo d’instruments, en particulier le saxophone qui lance le divertissement préparé par Hamlet à l’adresse du couple criminel… (acte II). Une nouvelle superbe soirée à l’Opéra de Massy.
CRITIQUE, opéra. Hamlet d’Ambroise Thomas à l’Opéra de Massy, le 17 nov 2024.
Distribution
Hamlet : Armando Noguera
Ophélie : Florie Valiquette
Claudius : Patrick Bolleire
Gertrude : Ahlima Mhamdi
Laërte : Kaelig Boché
Marcellus : Yoann Le Lan
Horatio : Florent Karrer
Le Spectre : Jean Vincent Blot
Polonius : Nikolaj Bukavec
Premier fossoyeur : Pablo Castillo Carrasco
Deuxième fossoyeur : Bo Sung Kim
Orchestre National d’Ile-de-France
Chœur d’Angers Nantes Opéra
Chœur de l’Opéra de Massy
Direction musicale : Hervé Niquet
Mise en scène : Frank Van Laecke
Décors et Costumes : Philippe Miesch
Lumières : Frank Van Laecke, Jasmin Šehić
Chorégraphie : Tom Baert
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à venir à l’Opéra de Massy…
Prochain spectacle incontournable à l’affiche massicoise : SOLOMON, une »serenata » de William Boyce, perle baroque réalisée par l’ensemble Opera Fuoco, David Stern, ven 29 nov 2024 (20h) / infos et réservations directement sur le site de l’Opéra de Massy : https://www.opera-massy.com/fr/solomon.html?cmp_id=77&news_id=1078&vID=3
Prochain opéra à l’affiche de l’Opéra de Massy : La Belle Hélène d’Offenbach, les 13 et 14 déc 2024. Olivier Desbordes, mise en scène. Dominique Rouits, direction. Avec entre autres : Ahlima Mhamdi (Hélène), Raphaël Jardin (Pâris)… et l’Orchestre de l’Opéra de Massy. INFOS & RÉSERVATIONS : https://www.opera-massy.com/fr/la-belle-helene.html?cmp_id=77&news_id=1082&vID=80
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