Un chef-d’œuvre hilarant, redécouvert il y a trente ans par René Jacobs, fait son entrée au répertoire du Teatro alla Scala sous l’initiative de Dominique Meyer qui l’avait programmé au TCE en 2003. Une distribution de très haut vol, une direction électrisante et une mise en scène fidèle au livret, mais un poil trop sage.
Le livret de L’Opera seria, écrit par Ranieri de’ Calzabigi (l’un des réformateurs de l’opéra avec Gluck…), et mis en musique par Florian Leopold Gassmann, est un bijou de 1769 qui se présente comme l’illustration lyrique du théâtre à la mode de Benedetto Marcello, pamphlet féroce contre les travers de l’opéra, la vanité des castrats et divas, les caprices des poètes et compositeurs. Une fascinante mise en abyme contant la préparation catastrophique d’un opera seria qui, après avoir été houleusement déchiffré au deuxième acte, sera en partie seulement représenté au troisième, interrompu par les sifflets du public et la fuite de l’imprésario avec la caisse. Si L’opera seria est le chef-d’œuvre du genre méta-opéra, d’autres exemples, moins développés, avaient déjà fait leurs preuves au début du XVIIIe siècle (La Dirindina de Gigli et Scarlatti en 1715 ; L’impresario delle Canarie de Métastase et Sarro en 1724), et la formule perdure jusqu’au XXIe siècle, puisque à la Scala, en 2017, la création du dernier opéra de Salvatore Sciarrino Ti vedo, ti sento, mi perdo mettait en scène un compositeur débattant avec un poète, pendant les répétitions d’une cantate de Stradella ; on y trouvait un musicien, une cantatrice, des serviteurs au nom tout aussi grotesque, qui attendaient vainement l’arrivée du maître censé apporté l’air final. Chez Gassmann, le poète Delirio, le maître de chapelle Sospiro, l’imprésario Fallito (« Ruiné ») se battent contre les caprices de Stonatrilla (« Détonante »), Smorfiosa (« Mijaurée ») et Porporina, les bien-nommées, tandis que Ritornello, un castrat à la voix de ténor en fait des caisses pour plaire à la primadonna. Voilà du pain béni pour un metteur en scène, Martinoty en 1994 y avait excellé.
Laurent Pelly y imprime à sont tour sa marque, mélange d’ironie et d’élégance, toujours fidèle à l’esprit de l’œuvre : sur scène, des portes blanches se détachent d’un fond noir, nous sommes dans l’appartement de l’imprésario, les très beaux costumes imaginés par le metteur en scène lui-même nous plongent d’emblée dans ce XVIIIe siècle réformateur, tandis que dans le deuxième acte, le même décor légèrement pivoté illustre une galerie élégante mais froide de ce même appartement. La dimension méta-théâtrale et spéculative des deux premiers actes, ainsi que les nombreuses références aux conventions de l’opéra, atténuent leur efficacité dramaturgique qu’une pointe de folie supplémentaire aurait exaltée davantage. Dans le troisième acte, l’exotisme de l’opéra est superbement rendu, dans les tons bleu-gris qui donnent l’impression d’une esquisse de décor à la fois fragile et poétique, (superbes créations avec éléphant, palanquin et tentes ad hoc de Massimo Troncanetti), magnifié en outre par les lumières diaphanes de Marco Giusti. Le décor finit par s’écrouler, tandis que les interprètes et danseurs (chorégraphie hilarante de Lionel Hoche) tentent vainement de faire illusion. C’est sans doute le moment le plus drôle de l’opéra, et on regrettera d’autant plus les coupures (notamment le public qui doit siffler l’échec de la représentation) qui – ironie du sort – semblent répondre aux critiques de Fallito lui-même… trouvant l’opéra trop long !
La distribution réunie sur scène mérite tous les éloges, à commencer par le Fallito de Pietro Spagnoli (qui chantait Delirio dans la version Jacobs). Diction impeccable aidant, il se démène comme un diable pour faire entendre raison à ses employés, l’excellent Delirio de Mattia Olivieri, baryton racé et acteur hors pair, et le génial Sospiro de Giovanni Sala, peu habitué à ce répertoire ancien, mais qui se fond littéralement dans le jeu, chacune de ses interventions faisant mouche. Parmi les chanteuses, Julie Fuchs – qui reviendra en fin de saison dans La Fille du régiment (à nouveau dirigé par Laurent Pelly) – triomphe en Stonatrilla, à qui échoit les airs les plus virtuoses et les plus exigeants ; si Serena Gamberona est un peu en retrait dans son incarnation de Porporina (son air « Più non si trovano », parodie de L’Olimpiade de Métastase mériterait plus d’engagement), Andrea Caroll campe une Smorfiosa pleine de justesse, à la voix brillante et toujours impeccablement projetée. Une mention spéciale pour le Ritornello de Josh Lovell ; censé incarné un castrat, il est un ténor qui chante constamment dans le registre aigu, et s’il ne peut faire oublier la prestation mémorable de Jeffrey Francis, il est impayable dans son jeu constamment parodique qui éclate dans son air de bravoure au début du 3e acte (un peu gâché par les pitreries parasites des danseurs l’accompagnant : la star c’est lui, inutile d’attirer l’œil ailleurs). Excellente prestation de Alessio Arduino en Passagallo, tandis que les trois mères trouvent en Alberto Allegrezza (Bragherona), impériale et surpassant même vocalement ses rivales, Filippo Mineccia (Caverna) et Lawrence Zazzo (Befana) de luxueux interprètes.
Dans la fosse, Christophe Rousset dirige les forces de ses Talens lyriques, renforcées par quelques musiciens du Teatro alla Scala, avec une précision roborative – une gageure dans une salle aussi vaste –, et un amour communicatif pour ce répertoire qui prouve que même la parodie de l’opéra, quand elle conjugue un excellent livret et une musique brillante, est affaire sérieuse.
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Critique, opéra. MILAN, Teatro alla Scala, le 29 mars 2025. GASSMANN : L’Opera seria. P. Spagnoli, J. Fuchs, M. Olivieri… Laurent Pelly / Christophe Rousset
VIDEO : Trailer de L’Opera seria de Vittorio Gassmann selon Laurent Pelly au Teatro alla Scala