vendredi 5 juillet 2024

CRITIQUE, opéra. NANCY, Opéra National de Lorraine, le 18 avril 2024. WEILL : Le lac d’argent (Der Silbersee). Ersan Mondtag (mise en scène), Gaetano Lo Coco (direction).

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Jean-François Lattarico
Jean-François Lattarico
Professeur de littérature et civilisation italiennes à l’Université Lyon 3 Jean Moulin. Spécialiste de littérature, de rhétorique et de l’opéra des 17 e et 18 e siècles. Il a publié de Busenello l’édition de ses livrets, Delle ore ociose/Les fruits de l’oisiveté (Paris, Garnier, 2016), et plus récemment un ouvrage sur les animaux à l’opéra (Le chant des bêtes. Essai sur l’animalité à l’opéra, Paris, Garnier, 2019), ainsi qu’une épopée héroïco-comique, La Pangolinéide ou les métamorphoses de Covid (Paris, Van Dieren Editeur, 2020. Il prépare actuellement un ouvrage sur l’opéra vénitien.

Créé le 18 février 1933, simultanément à Leipzig, Magdebourg et Erfurt, peu de temps après l’arrivée au pouvoir de Hitler, Der Silbersee (Le lac d’argent) est le dernier chef-d’œuvre allemand de Kurt Weill qui s’exila peu de temps après aux États-Unis pour y mener une carrière prolifique à Brodway. Il s’agit d’une fascinante pièce expressionniste ; Weill, après avoir longtemps collaboré avec Bertolt Brecht, rencontre le dramaturge Georg Kaiser, célèbre et très joué en son temps, qui lui propose cette fable absurde et prophétique. Sous-titré, à la Shakespeare, « un conte d’hiver », Le lac d’argent est une œuvre hybride, à l’instar des semi-opéras anglais, qui entrelace théâtre parlé, partie proportionnellement la plus importante de l’œuvre, et théâtre chanté. La musique y est constamment inventive, subversive, roborative à souhait, que traversent, réactivées, chanson, ballade, oratorio, formes musicales modernes, comme le fox-trot, et mêle avec pertinence et efficacité les registres comique et tragique. L’intrigue met en scène un prolétaire, Séverin, blessé par l’agent Olim pour avoir volé un ananas ; ce dernier, pris de remords, l’invite au château du lac d’argent qu’il a remporté à la loterie (représenté par un château blanc d’où émerge le gardien du jeu). Va naître ainsi une solide amitié entre les deux hommes, vainement compromise par la gouvernante ; ces derniers empruntent le lac d’argent qui, entre temps a gelé, symbole d’un possible espoir vers la lumière.

Le metteur en scène Ersan Mondtag a transposé l’action en 2033, un siècle après la création de l’œuvre, et a considérablement étoffé les passages parlés, essentiellement en français, avec quelques incursions en anglais, pour donner une cohérence dramaturgique à la pièce. Et cela fonctionne parfaitement. La dimension fantastique du conte est présente dès le début avec ces étranges créatures mutantes, et plus généralement avec les costumes extravagants signés Josa Marx, magnifiés par les lumières de Rainer Casper ; tandis que, dans la vision contemporaine du metteur en scène, des djihadistes incarnent les compagnons d’infortune de Séverin. L’œil est également comblé ; si le délire est bien présent, en parfaite cohérence avec le message sous-jacent de la pièce, on est loin de la gratuité parfois affligeante auxquelles les ringardises du Regietheater nous ont trop souvent habitués. Les décors sont grandioses (un plateau tournant montre successivement un décor gigantesque de temple égyptien, orné de statues représentant un Saint-Sébastien, le président chinois, le Christ, un aviateur israélien, et deux personnages de Turandot, Liu et Ping, et l’intérieur néo-gothique du château, fastueusement décoré). Les références sont légion, à la Cage aux folles ou au Roma de Fellini, tout comme les incursions méta-théâtrales et les habiles mises en abyme (à l’instar du directeur artistique qui interrompt telle scène scabreuse ou évoque les manifestations de protestation devant l’opéra, place Stanislas, symbole de la montée de l’extrême-droite : l’Histoire toujours se répète). Une lecture qui assume en outre une esthétique de la laideur et de la difformité, propre au théâtre expressionniste, à l’image des tableaux de Georg Grosz, dont un personnage semble se détacher dans l’un des vitraux latéraux qui jouxtent l’intérieur du château.

La distribution réunie pour cette création française, sans être d’une perfection vocale absolue, est en tous points exemplaire. Le jeu, tout comme le chant, oscille entre opéra et cabaret et cette oscillation est parfaitement fidèle à l’esprit de l’œuvre. Dans le rôle travesti de Séverin, Joël Terrin déploie un timbre solide de baryton rompu aux Lieder et à sa ductilité éloquente ; son jeu est impeccable, tout comme sa présence scénique. Bien entendu, Hubert Claessens fait le show et incarne un Olim (rôle essentiellement parlé) débordant de verve ; s’il en fait parfois un peu trop, ses outrances sont largement compensées par un jeu époustouflant et une présence sur scène qui ne l’est pas moins. On peut reprocher à la Fennimore d’Ava Dodd une voix peu avenante et une projection inégale, elle incarne toutefois avec conviction son personnage, doublé avec justesse par la comédienne Anne-Élodie Sorlin, tout comme Nicola Beller Carbone, qui campe une manipulatrice Madame von Luber, au timbre solidement charpenté, ciselé et tranchant à souhait. Son acolyte, le baron Laur, est judicieusement interprété par le ténor américain James Kryshak, également impayable en gardien de loterie. Les petits rôles qui complètent la distribution, toutes issues du chœur (qu’on entend notamment à la fin, dans un ondoiement vibrant et mystérieux), remarquablement dirigé par Guillaume Fauchère, remplissent avec bonheur leur rôle, voix impeccables et bien projetées : Inna Jeskova, Séverine Maquaire (dans le rôle des vendeuses), tandis que les quatre choristes interviennent sans faille en solistes au début du premier acte : Benjamin ColinWook KangYong KimIll Ju Lee.

Dans la fosse, Gaetano Lo Coco fait corps avec la partition dont il révèle, par un jeu subtil sur les contrastes et les rythmes constamment changeants, toutes les beautés de l’œuvre à laquelle le public a réservé un triomphe mérité.

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Critique, opéra. NANCY, Opéra National de Lorraine, le 18 avril 2024. WEILL : Le lac d’argent. Joël Terrin (Séverin), Benny Claessens (Olim), James Kryshak (L’agent de la loterie, le baron Laur), Ava Dodd, Anne-Élodie Sorlin (Fennimore), Nicola Beller Carbone (Madame von Luber), Inna Jeskova, Séverine Maquaire (Des vendeuses), Benjamin Colin, Wook Kang, Yong Kim, Ill Ju Lee (de jeunes hommes), Yannis Bouferrache (Le docteur, le gros gendarme, le directeur artistique), Artistes du Chœur de l’Opéra national de Lorraine (Journaliste, mutants, policiers, infirmières, juges), Ersan Mondtag (Mise en scène et scénographie), Fanny Gilbert-Collet (Reprise de la mise en scène), Josa Marx (Costumes), Rainer Casper (Lumières), Mathilde Benmoussa (Créatrice maquillages et coiffures), Till Briegleb, Piet De Volder (Dramaturgie), Alixe Durand Saint-Guillain (Assistanat à la mise en scène), Guillaume Fauchère (chef des chœurs), Orchestre et Chœur de l’Opéra national de Lorraine, Gaetano Lo Coco (direction).

 

VIDEO : Trailer du Lac d’argent de Kurt Weill à l’Opéra National de Lorraine

 

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