Taillée sur mesure pour Nathalie Dessay lors de l’édition 2011 du Festival d’Aix-en-Provence, cette production de « La Traviata » de Verdi – en coproduction avec la Wiener Staatsoper, le Théâtre de Caen et l’Opéra de Dijon et signée par l’homme de théâtre français Jean-François Sivadier – est reprise ces jours-ci à l’Opéra National de Lorraine, douze ans après avoir été étrennée à Aix. Nous avions eu la chance d’assister à la création aixoise, et nous devons bien avouer que la soprano albanaise Enkeleda Kamani, inconnue sous nos latitudes, convainc bien plus que son illustre consœur – car disposant d’un matériel vocal autrement plus adapté à la tessiture de ce rôle redoutable qui exige trois voix différentes, et avec des qualités de comédienne par ailleurs quasi idoines.
Convaincante Traviata à Nancy
vocalisation impeccable,
piani divinement dosés…
Enkeleda Kamani, un nom à retenir !
Enkeleda Kamani, un nom à retenir donc ! Cette soprano originaire de Tirana, qui a intégré en 2017 la prestigieuse Académie de l’Opéra studio de La Scala de Milan, possède un séduisant timbre cuivré et dispose d’un métier déjà très sûr (elle n’a que 32 ans !). Le premier acte ne met en péril ni son émission, homogène et libre dans le registre aigu (le « Sempre libera » est couronné d’un magnifique contre-mi bémol), ni une vocalisation aussi impeccable que puissamment projetée. L’évolution du personnage, de l’étourdissement passionnel à l’abattement et à la déréliction, du renoncement à l’amour jusqu’à la douleur et la mort, s’inscrit avec justesse et pudeur dans le cadre épuré voulu par la mise en scène. Les accents toujours justes de la cantatrice trouvent à se déployer dans les grands moments de ferveur comme « Amami Alfredo », d’un puissant effet en termes de puissance dramatique. Tout ce qui est écrit piano legato est également chanté avec un superbe raffinement tel le « Dite alla giovine », aux piani divinement dosés. Les colorations d’ « Addio del passato » sont remarquables de variété et concourent à rendre très émouvante la mort de la phtisique, ici vécue de l’intérieur. Elle récolte un triomphe aussi chaleureux que mérité au moment des saluts !
Avec un format vocal particulièrement ample, le ténor mexicain Mario Rojas possède également l’art et les moyens de camper un Alfredo d’une vocalità infaillible (le contre-ut de la cabalette !). Son timbre solaire, contrôlé par une technique déjà aguerrie, et son impressionnant contrôle du souffle, lorsqu’il entonne par exemple le fameux « De’ miei bollenti spiriti », font de ce jeune chanteur un Alfredo particulièrement exaltant. Baryton verdien des plus convaincants, Gezim Myshketa, comme il a déjà eu l’occasion de le prouver avec son magistral Rigoletto à Montpellier ou plus récemment son Ford (dans “Falstaff”) à l’Opéra de Lille (mai 2023 / A. Allemandi) continue de séduire par la chaleur et l’équilibre d’une voix généreuse, qui rend le personnage de Germont père ici presque sympathique, mais – mauvais effet certainement due à l’étouffante chaleur qui régnait tant à l’extérieur (32 degrés !) que dans le théâtre nancéien -, la ligne de chant se montre inhabituellement instable, notamment dans le registre aigu, ce dont le baryton albanais n’est pas coutumier. Ce n’est pas grave, et nous l’applaudirons à tout rompre une prochaine fois !…
De leur côté, les seconds rôles n’appellent guère de reproche, avec une mention pour les pertinents Gastone et Baron Douphol de Grégoire Mour et Yoann Dubruque, la Flora Bervoix de grand relief de Marine Chagnon, la maternelle Annina de Majdouline Zerari ou le sonore Docteur Grenvil de Jean-Vincent Blot.
En fosse, nous retrouvons avec beaucoup de plaisir la cheffe polonaise Marta Gardolinska, un mois seulement après son triomphal “Manru” (de Paderewski) in loco (mai 2023). Il est toujours très compliqué de diriger « La Traviata » de façon nouvelle, en y ajoutant une touche d’originalité. La plupart des chefs se contentent de diriger la partition simplement, de façon conventionnelle, mais rien de cela ici, et la nouvelle directrice de l’Opéra national de Lorraine montre la particularité de faire sonner les timbres, restituant à un Orchestre de l’Opéra national de Lorraine – dans une forme superlative – son rôle moteur. De même, le chœur « maison » se montre irréprochable, magnifique de cohésion comme d’engagement.
Enfin, c’est avec grand plaisir que nous avons retrouvé à Nancy la production aixoise de Jean-François Sivadier. En plus de son goût affiché de la mise en abyme, son travail est une véritable déclaration d’amour au théâtre. Sur un plateau quasi nu, des acteurs se préparent à jouer ce qui pourrait être “La Dame aux camélias”, dont est inspiré l’opéra de Verdi.
Remarquable directeur d’acteurs, Sivadier rend de suite floue – formidablement aidé en cela par le talent des chanteurs-comédiens réunis ce soir – la frontière entre drame joué et drame vécu ; le public se laisse vite prendre au jeu – ou plus exactement a tôt fait de croire que ce sont bien des êtres qui souffrent réellement dans leur chair qui évoluent devant lui. A ce titre, la mort de l’héroïne, pieds nus, avançant en titubant sur le devant de la scène, avant que de s’effondrer sur les derniers accords de la partition, restera une des images les plus théâtralement fortes qu’il nous aura été donné de voir à l’opéra. Un magnifique moment de théâtre !
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CRITIQUE, Opéra. NANCY, Opéra national de Lorraine, le 25 juin 20223. VERDI : La Traviata. E. Kamani, M. Rojas, G. Myshketa… J. F. Sivadier / M. Gardolinska. Photos © Jean-Louis Fernandez
VIDÉO : Enkeleda Kamani chante “Ah, je veux vivre!” (dans “Roméo et Juliette” de Gounod) au Concours « Neue Stimmen” en 2019:
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