NORDHAUSEN (foyer opératique très actif en Thuringe) ne cesse de marquer des points sur la scène lyrique européenne. Directeur artistique des lieux, BENJAMIN PRINS aborde la trame familiale, l’action conflictuelle d’Idomeneo, 3ème opéra seria de Mozart (après Mitridate et Lucio Silla) en sélectionnant une collection d’airs et de scènes qui rehaussent constamment la tension dramatique. Telle vision sélective renforce, exacerbe même les oppositions, les contrastes, s’accordant particulièrement à la lave orchestrale mozartienne.
Au moment du sacrifice : de gauche à droite, Yuval Oren (Ilia), Annika Westlund (Idamante),Kyounghan Seo (Idomeneo) © Julia Lormis
C’est au final, une adaptation efficace, une vision dramatique très juste car Mozart fidèle à lui-même a su capter et exprimer comme peu, la pulsion infime qui anime chaque personnage, dévoilant intentions et vertiges intimes des individus, leur faille cachée, leur blessure intérieure, leur haine inassouvie ; le découpage semble peu privilégier le rôle-titre qui fut pourtant conçu par Mozart pour le grand ténor Anton Raff. On retrouve ici l’esprit de troupe propre aux opéras allemands ; aucun des 5 chanteurs ne déméritent.
Deux caractères se distinguent cependant nettement dans le choix des airs et l’art de la conviction vocale : ILIA est l’amour incarné, proche de Zaide ou de Pamina : elle est prête à donner sa vie… ce qui finira par épargner Idamante ; la soprano YUVA OREN convainc de bout en bout avec la tendresse et l’intensité d’une amoureuse sincère, déterminée, ardente ; quant à ELEKTRA, – opposé direct de la précédente dans l’échelle des personnalités, elle fusionne le délire passionnel d’une Vitellia [sans son repentir final] et le déchaînement électrique d’une Reine de la nuit… Rares dans l’œuvre mozartienne, les portraits d’amoureuse haineuse forcée à la rage et au désespoir impuissant. Ce soir le portrait de l’imprécatrice des furies rappelle bien d’autres magiciennes impétueuses au pouvoir illusoire… Ce que réalise la soprano JULIA ERMAKOVA relève du génie pur : un art consommé du chant incandescent, jamais forcé, précis, inféodé à la seule nécessité scénique.
Julia Ermakova, incandescente Elektra © Julia Lormis
D’autant que l’Orchestre assure alors une parure constellée d’éclats et d’accents dardés qui exprime très précisément tout ce qu’apporte à la cour crétoise la fille d’Agamemnon : l’esprit de la guerre familiale, de l’amour colérique et finalement la haine destructrice. Le chef [JULIAN GAUDIANO] comprend parfaitement les enjeux de chaque apparition de la princesse Atride, fouillant avec détails, tout ce que Mozart a déposé dans sa partition pour caractériser le personnage mythologique si passionnant, entre frustration et délire obsessionnel. Un tel personnage nourrit idéalement la conception du metteur en scène qui peut s’appuyer ainsi sur ce rôle fascinant ; Elektra étaye sa vision d’un huis clos familial, submergé par les tensions, les conflits, les névroses, d’autant plus forts qu’à l’issue du drame, elle reste à l’écart de toute résolution.
La surprise [très bonne] vient aussi de la fosse, un orchestre à la fois souple et furieux [il faut de la folie hallucinée pour accompagner le dernier air d’Elektra [III] et ses serpents terrifiants / aria « D’Oreste, d’Aiace » ] croisée avec une motricité ciselée et bondissante des cordes propre à l’hypersensibilité « empfindsamkeit », source stylistique où se nourrit (et avec quelle finesse) la subtilité mozartienne.
Le chef réussit le souffle orchestral d’un opéra réellement symphonique, où la fosse déploie sans discontinuer une suractivité signifiante, où les chœurs rayonnent et jubilent ; où la tonicité des cordes portent tout l’édifice dont les couleurs se drapent de nuances tendres et amoureuses grâce aux bois et aux vents (bassons, clarinettes, hautbois, flûtes…] sans omettre les fabuleux cuivres, mystérieux et profonds quand s’exprime l’oracle inattendu, salvateur, par la voix du narrateur conférencier [belle idée que l’on attendait justement].
Une telle tenue d’orchestre assure la digne tradition orchestrale éclatante à l’époque du jeune Mozart qui de fait conçut son seria en disposant à Munich de l’excellente phalange de… MANNHEIM, à seulement quelques kms de Nordhausen.
Dans ce jeu scénique où brûlent et s’exposent les sentiments, Benjamin Prins souligne avant l’oracle libérateur, la force de l’Histoire crétoise, sa tension tragique, l’oppression inflexible qu’imposent aux hommes les dieux voraces et inflexibles. Côte scénique, le dispositif adopte tous les apports techniques et visuels actuels : vidéo (suggérant le milieu marin et l’océan de Neptune), piliers creux amovibles qui permettent entrées et sorties de scène… La scène elle-même pourtant peu profonde et dans un dispositif transitoire encore [car le théâtre est en travaux jusqu’en… 2026 probablement] permet les différents niveaux d’actions : le narrateur sur sa plate-forme qui tourne, avance ou recule, et à l’avant scène, le jeu des chanteurs et du chœur.
L’adaptation suit l’action centrale et avec le recul, souligne les deux êtres qui souffrent, éprouvés, éreintés, Idomeneo, en père tiraillé, et Électre, l’étrangère écartée… Si le Roi de Crête sauve sa lignée, rien n’est épargné à la princesse mycénienne qu’anime et torture une indicible autant qu’impuissante fureur. C’est bien elle la clé du drame, où réside et se concentre tout le potentiel dramatique de l’ouvrage.
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Idomeneo de Mozart par Benjamin Prins – Prochaines représentation au Théâtre de Nordhausen les 9 et 29 mars 2025 ; production reprise en Thuringe, au Theater Rudolstadt à partir du 18 octobre 2025 – PLUS D’INFOS sur le site du Theater Nordhausen/Loh-Orchester Sondershausen GmbH : https://theater-nordhausen.de/musiktheater/idomeneo
Toutes les photos © Julia Lormis
les saluts © classiquenews
les saluts avec l’orchestre Loh-Orchester Sondershausen © classiquenews