samedi 29 juin 2024

CRITIQUE, opéra. OSLO, Operaen, le 23 juin 2024. PHILIDOR : Ernelinde. J. van Wanroij, R. van Mechelen, T. Dolié, M. Lécroart… Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles / Orkester Nord / Mark Wahlberg.

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Souvent le storytelling fait toute la différence. Dans la communication politique et les pages des publications dites « people » l’intérêt est souvent suscité par la manière de raconter la vie des individus qui intéressent la société. Romans ou nouvelles qui racontent la vie plus qu’elle n’est en réalité… Que peut-on on dire de François-André Danican Philidor ?
Né en 1726 à Dreux, « vendange tardive » du vénérable André Danican Philidor, le bibliothécaire et mémoire de la musique française du roi Louis XIV. La vie de ce bourgeon de la souche écossaise du roi Duncan d’Ecosse portait musique et opéra en blason et destinée. Et pourtant, de cet enfant très précoce, on a perdu toutes les oeuvres avec lesquelles il épata son maître Campra, et l’on ne se souvient de lui que comme le compositeur d’opéras-comiques et encore… Ce sont les férus de l’échiquier qui chérissent cet illustre personnage dont le traité publié à 22 ans lui a valu une gloire européenne, voire mondiale. Destin fabuleux à la Redmond Barry ou Tom Jones, qu’il mettra en musique d’ailleurs en 1765. Tout comme le héros de ce Barry Lyndon inoubliable, la vie de François-André Danican Philidor a été ponctué de péripéties, de voyages dans les plus brillantes cours de l’Europe des Lumières, et des amitiés solides avec des esprits tels Diderot ou même le grand Fréderic II de Prusse. Célébré plutôt comme prodige des échecs plutôt que comme compositeur, cet astre est une des plus fougueuses étoiles du firmament musical. Il a été vertement critiqué à son époque par sa « manie » d’épicer ses compositions avec des éléments ouvertement italiens pour la scène et les autels très conservateurs du public français. Malgré ces reproches, il a accédé en 1767 aux honneurs de l’Académie Royale de Musique avec son opéra Ernelinde, princesse de Norvège.

 

 

Passons sur les critiques des contemporains, dont Burney, sur le livret de Poinsinet et la partition jugée trop italienne dans sa forme et ses couleurs. Cet opéra est tout simplement formidable. C’est l’un des très rares exemples qui éclatent le corset contraignant imposé par le goût suranné du roi Louis XIV. Philidor prend le risque de proposer la mise en musique d’un livret adapté de la Fede tradita e vendicata de Silvani, moult fois mise en musique outremonts. Dès l’ouverture, on reconnaît la plume dynamique et concertante de Philidor, on saisit la révolution qu’il a proposée sur la scène du conservatisme absolu. Par l’ornementation, l’harmonie et le phrasé on a l’impression d’entendre une musique liée aux maîtres de l’Ecole de Mannheim, et aussi ceux de la génération postérieure tels Johann Christian Bach ou Domenico Cimarosa. Philidor a bien appris dans ses voyages au contact de Graun à Berlin, de Haendel à Londres et sans doute de Geminiani pour ce qui est du développement impressionnant des phalanges des cordes. N’oublions pas qu’en 1767, le chevalier Gluck composait toujours pour la très jeune Marie-Antonia de Lorraine d’Autriche et ses frères et soeurs, et sa réforme de l’opéra français n’interviendra que quasiment 10 ans plus tard. Avec Ernelinde, Philidor impose le thème, la forme tripartite et la saveur musicale italienne avec toute sa force et sa modernité. Ernelinde n’est pas un opéra français mais un opéra EN français.  Ce n’est pas lui faire outrage de le qualifier ainsi, de la sorte il intègre la ronde des chefs d’œuvre universels. 

Parmi les pépites de cette partition qui regorge de trésors, outre les ensembles et l’ouverture, nous remarquons trois airs d’une rare beauté, l’un du prince Sandomir, un autre du terrible Ricimer et une scène d’Ernelinde digne de la célèbre Scena di Berenice que pléthore de compositeurs ont mise en musique, de Hasse à Haydn. On pourrait écrire des pages et des pages sur cette œuvre qui nous est revenue dans sa forme originelle de 1767 grâce à Martin Wahlberg et son Orkester Nord, orchestre norvégien sur instruments d’époque. Le chef et son orchestre nous ravissent à chaque projet dont ils s’emparent avec une énergie sans limites qui passionne et enthousiasme pour un répertoire qui demeure très rarement interprété. Déjà forts d’enregistrements de Grétry, Mozart, Duni et Pfleger, Orkester Nord et Martin Wahlberg poursuivent l’exploration des oeuvres rares du répertoire européen en coopération, pour cette production, avec le Centre de Musique Baroque de Versailles qui a fourni un plateau vocal rompu au répertoire français. Heureusement que, par les temps qui s’annoncent, une telle institution poursuit ses collaborations internationales et montre que la musique n’a pas de nationalité ni de passeport, elle est le bien commun de celles et ceux qui lui ouvrent son cœur. 

Dans les entrelacs audacieux de l’écriture de Philidor, l’Orkester Nord est totalement dans son élément, naviguant avec aisance et justesse. Martin Wahlberg sait doser parfaitement les tempi et nous emmène dans un monde passionnant et inattendu. On constate avec joie la puissance dramatique qui surgit de la partition grâce à l’excellence des musiciennes et musiciens de tous les pupitres. Nous saluons un son d’orchestre construit avec grand soin et fidélité à ce style cosmopolite qui peut être assez hasardeux. 

Judith van Wanroij nous a habitués à ses rôles de tragédienne dans les grandes tragédies en musique. Sa voix possède la puissance habituelle mais semble déconnectée de cet objet hybride. On est bien malheureux d’entendre qu’elle ne nous propose pas la grande scène d’Ernelinde avec toute la fougue qui la caractérise. On sent qu’elle reste en retrait et l’ornementation tombe à plat malgré la possibilité de faire des da capi ad libitum. De son côté, le haute-contre flamand Reinoud van Mechelen n’a plus à démontrer son immense talent et la beauté de son instrument. Or, dans cette forme à l’italienne, bien plus proche du jeune Mozart que de Rameau, il ne semble pas à l’aise et nous laisse également quelque peu perplexes sur les vocalises – et parfois la voix se perd dans le superbe écrin de l’opéra d’Oslo. 

Le palissandre précieux de l’Opéra d’Oslo a en revanche été une scène glorieuse pour le superbe Ricimer de Mathieu Lécroart. Précis, juste dans les vocalises et les récits, d’une grande puissance et d’une élégance dans le phrasé sans sacrifier les dynamiques, le baryton-basse a su porter à l’empyrée ce rôle complexe et éprouvant. De la même manière, Thomas Dolié, toujours parfait, nous ravit dès qu’il est dans une distribution peu importe l’ouvrage. On se demande pourquoi cet incroyable soliste n’est pas davantage employé dans l’opéra baroque italien, il serait parfait dans une multitude de rôles. Les “petits” rôles sont confiés à deux jeunes solistes qui nous ravissent, comme Jehanne Hamzal qui se montre est fantastique dans son rôle de marin/prêtre : elle a su comprendre que son ariette se rapprochait plus des airs composés pour des castrats que des Mlle Fel ramistes. Clément Debieuvre nous a montré des couleurs bien plus développées dans le grave et nous en sommes ravis, tandis que Les Chantres du CMBV, dirigés par l’extraordinaire Fabien Armengaud, se saisissent de la partition avec grande aisance et sans aucun défaut : les pages de Philidor sont restituées avec soin et sans aucun accroc. 

Au sortir des trois actes de cette Ernelinde, les pas distraits se dérobent sur le marbre éclatant de l’Opéra d’Oslo. Le soleil est encore en plénitude à 21 heures et son reflet sur l’onde baltique est une lame de feu qui trace la voie des oiseaux de mer au-dessus des îles boisées et des promesses atlantiques. Ernelinde est revenue dans sa terre ancestrale, juste à quelques pas de là où le génie tourmenté d’Edvard Munch fait exploser en mille et un cristaux de couleurs, les rayons d’un été qui ne meurt jamais. 

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CRITIQUE, opéra. OSLO, Operaen, le 23 juin 2024. PHILIDOR : Ernelinde. J. van Wanroij, R. van Mechelen, T. Dolié, M. Lécroart… Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles / Orkester Nord / Mark Wahlberg. Photos (c) Pedro-Octavio Diaz.

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