Dimanche sportif pour tout Paris, le semi-marathonien(ne)s en goguette trottant sous un ciel bleu de gris aux rives de la grande colonne des martyrs de juillet 1830. Et pourtant dans la grande nef aux lambris de miroir de l’Opéra Bastille la porte des rêves étranges était grande ouverte. Fable morale et refutation brutale de notre nature grégaire, The Exterminating Angel de Thomas Adès a pris possession de chaque spectateur, tel Luis Buñuel lorsqu’il rendit à l’oeil une réalité dont l’illusion n’est qu’un voile aux contours à peine perceptibles.
« Behold the monstrous human beast
Wallowing in excessive feast !
No more his Maker’s image found :
But, self-degraded to a swine,
He fixes grov’ling on the ground
His portion of the breath Divine. »
Charles Jennens – Belshazzar
Inspiré directement du film El Angel exterminador (Mexique, 1962), cette partition d’une grande finesse, entreprend une adaptation d’une fidélité bouleversante. Le film qui raconte un huis-clos subi, dans des conditions étranges, par un groupe de grands bourgeois de Mexico. Malgré son côté international, cette chronophotographie est une critique assez acerbe de la bourgeoisie mexicaine, immuable dans ses codes et inébranlable dans son immobilisme jusqu’à nos jours. Grande leçon dans notre XXIème siècle qui demeure une des périodes où la société n’a de social que le nom. Thomas Adès adapte conjointement avec Tom Cairns ce chef d’oeuvre du cinéma mondial.
Thomas Adès a su saisir, tant dans le livret que dans sa sublime partition, le subtil message de Don Luis. Le musicien et le réalisateur font office davantage d’explorateur que de scientifique. Tels les aventuriers de naguère ils se fraient un chemin dans les sentiers mystérieux de la psyché en déblayant les conventions sans ménagement. Se dévoile ainsi la divinité terrible du carnage qui sommeille en nous. Cette bête monstrueuse dont parle le prêtre Gobrias dans le livret de Jennens pour le Belshazzar de Händel. Déjà en 1962, Buñuel avait été taxé de pessimisme pour cette vision de l’être humain qui ne fait qu’habiller de politesse le sombre animal qu’il ne cessera jamais de ressortir à la moindre distraction. Thomas Adès compose une musique par moments hiératique mais sans brutalité ni froideur. Sa partition est riche, par moment d’une sensualité débordante et avec de très belles pages lyriques. Il a même inclus des couleurs vernaculaires mexicaines dans les cuivres d’un des choeurs. Nous saluons aussi que chaque personnage est mis en avant avec beaucoup de naturel. Epousant parfaitement la notion de reproduction des codes et du modèle bourgeois chers à l’univers de Buñuel, il adapte même le doublement des gestes, des entrées et sorties. Si le film de Buñuel est un des plus grands chefs d’oeuvres qui soient, l’opéra de Thomas Adès l’est tout autant.
Si l’on peut croire que l’adaptation musicale d’un tel film est une épreuve herculéenne, trouver la bonne approche scénique est une tâche tout aussi difficile. La mise en scène de Calixto Beito réussit amplement avec un grand respect pour l’adaptation et une originalité fantastique malgré le décor unique. Cet immense salle à manger a la pulchritude des mausolées et sa verrière blafarde, telle un oeil cruel et aveugle nous rappelle notre petitesse face à un monde souvent indifférent à nos agitations. Ce contraste entre couleur et néant saisit le spectateur à tel point qu’on y prend plaisir à regarder, l’on perd finalement toute pudeur. L’on aime regarder le sort extrême de cette haute bourgeoisie décadente sans vouloir vraiment admettre notre propre complicité dans cette cérémonie, ce bûcher de vanités sans complexe. Quoi qu’il en soit, Calixto Beito signe ici une mise-en-scène à retenir pour les âges.
Lorsque Buñuel a décidé de tourner ce film, il a souhaité le tourner à Londres, les comédiennes et comédiens mexicains et espagnols immigrés, étaient trop bigarrés pour cette fable d’une déchéance vers l’animalité. Cependant le cast final a réuni de talentueuses et talentueux comédiens qui ont marqué des générations. Au niveau d’un Mankiewicz ou de Jean Renoir, Buñuel s’est entouré de noms que nous ne résistons pas à citer tels que Claudio Brook (Peter dans La grande vadrouille), Silvia Pinal, Berta Moss, Ofelia Guilmain et Jacqueline Andere. A l’égal du grand maître de Calanda, Alexandre Neef a réuni sur le plateau une distribution fastueuse au talent incroyable. Nous pouvons dire que chaque soliste brille tant musicalement que théâtralement, tous les chanteuses et chanteurs s’engagent à corps perdus dans le récit de cette soirée avec un naturel bouleversant. Même si nous avons apprécié l’ensemble de la distribution, nous avons remarqué la magnifique interprétation de Nicky Spence en hôte débonnaire et grandiloquent. De même, Jarrett Ott au timbre magnifique avec des nuances toujours plus contrastées et un grand naturel scénique. Aussi, La soprano Jacqueline Stucker au phrasé clair et beau et d’une virtuosité superlative. Et nous n’oublions pas le ténor Frédéric Antoun dont l’interprétation nous ravit tant sa musicalité est un régal. Mentionnons aussi le contre-ténor Anthony Roth Constanzo dans un rôle assez exposé vers la fin de l’opéra mais qu’il réussit à incarner avec un talent remarquable. Nous ne citons que ces quelques noms mais tous méritent les plus vifs témoignages d’admiration face à l’enthousiasme qui émane de la scène et des incarnations inoubliables.
Dans la fosse, le maestro Adès nous livre une vision très précise et multicolore de son oeuvre. Le fabuleux Orchestre de l’Opéra national de Paris se glisse aisément dans les portées du compositeur et déploie pour l’occasion une justesse et des nuances à foison.
A la fin de The Exterminating Angel, tout comme à la conclusion du film, l’interrogation demeure sur notre nature profonde. Si l’étrangeté dans les narrations mexicaines de Buñuel est une des principales épices de son cinéma, peut-être qu’à l’opéra il n’y a plus d’extravagances mais la vérité aussi diaphane que le décor marmoréen d’Anna-Sofia Kirsch. En 1962, un ours baribal, quelques moutons et une visite inopinée de Marilyn Monroe a rendu le tournage de L’Ange de Luis Buñuel encore plus inespéré.
En 2024, ce n’est plus surprenant de voir des huis-clos avec des nouveaux riches qui finissent par se goberger dans leur nature primitive. Peut-être même que ce dimanche certains iront voir distraitement d’autres humains enfermés volontaires dans l’oeil de glace de la télé-réalité. Et pourtant, nous pourrons toujours avoir la conviction que tout ça n’est qu’un divertissement. Contrairement à cette illusion, The Exterminating Angel nous interpelle dans notre propre fragilité. Il faudra l’accepter une fois pour toutes pour vivre sans besoin de se divertir et s’éveiller aux émotions qui sont la clef de notre propre enfermement.
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CRITIQUE, opéra. PARIS, Opéra Bastille (du 29 février au 23 mars 2024). ADÈS : The Exterminating angel. J. Stucker, N. Spence, H. Summers, J. Ott… Calixto Beito / Thomas Adès. Photos © Agathe Poupeney – ONP.
VIDEO : Trailer de « The Exterminating angel » selon Calixto Bieito à l’Opéra National de Paris