lundi 1 juillet 2024

CRITIQUE, opéra. PARIS, Opéra Bastille, le 18 mai 2024. STRAUSS : Salomé. L. Davidsen, J. Reuter, E. Gubanova… Lydia Staier / Mark Wigglesworth.

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Jean-François Lattarico
Jean-François Lattarico
Professeur de littérature et civilisation italiennes à l’Université Lyon 3 Jean Moulin. Spécialiste de littérature, de rhétorique et de l’opéra des 17 e et 18 e siècles. Il a publié de Busenello l’édition de ses livrets, Delle ore ociose/Les fruits de l’oisiveté (Paris, Garnier, 2016), et plus récemment un ouvrage sur les animaux à l’opéra (Le chant des bêtes. Essai sur l’animalité à l’opéra, Paris, Garnier, 2019), ainsi qu’une épopée héroïco-comique, La Pangolinéide ou les métamorphoses de Covid (Paris, Van Dieren Editeur, 2020. Il prépare actuellement un ouvrage sur l’opéra vénitien.

Reprise de la mémorable et sulfureuse production de Salomé de Richard Strauss, créée in loco en 2022, avec une distribution largement renouvelée, et une Salomé qui fascine toujours autant par sa mise en scène radicale, d’une force rare (signée Lydia Staier) – et plus encore par la prise de rôle époustouflante de la soprano norvégienne Lise Davidsen. Une réussite magistrale !

 

Une dystopie expressionniste

 

 

À opéra trash, qui déjà choqua à sa création à Dresde en 1905, lecture trash et sans concession : la vision de Lydia Steier s’éloigne des voluptés décadentes de la pièce d’Oscar Wilde qui inspira le livret écrit par Richard Strauss lui-même, même si des traces nombreuses en subsistent dans les nombreuses images au parfum de tubéreuse qui parsèment le texte. Il s’agit ici plutôt de dénoncer les dérives totalitaires et perverses des puissants. Sur scène, le dispositif spectaculaire de Momme Hinrichs montre un palais austère, aux murs gris ; sur celui central, en hauteur, une grande baie vitrée révèle des scènes orgiaques des figures d’autorité qui se repaissent des corps d’esclaves, descendus ensuite dans des linceuls par un grand escalier latéral, puis jetés dans la fosse située à jardin de la scène. L’éclairage cru et cruel de Olaf Freese accentue l’atmosphère angoissante des premières scènes. En son centre, l’on perçoit une sorte de puits où est enfermée le prophète Jean-Baptiste, et qui remonte ensuite à la surface sous la forme d’une cellule. La cour du tétrarque Hérode apparaît ainsi comme une faune bigarrée (superbes costumes de Andy Besuch qui rappellent l’esthétique d’un Peter Greenaway ou d’une Vivienne Westwood), perdue entre Pétrone et Jean Lorrain, inquiétant et grand-guignolesque (la coupe mulet d’Hérode tout droit sorti d’un égaré de la Oktoberfest, ou l’opulente poitrine visible d’Herodias).

En cohérence avec cette vision très noire du mythe biblique, Salomé ne danse pas, mais subit d’abord les attouchements libidineux d’Hérode qui renifle ses vêtements et se lèchent les doigts, avant que la horde des courtisans n’entourent (y participent-ils ?) leur accouplement bestial, d’où sort hébétée et chancelante, après la fin de la danse symphonique, une Salomé maculée de sang. Autre écart eu égard à la littéralité de l’intrigue : Salomé ne baise pas la bouche de Jochaanan décapité, mais rêve qu’elle le rejoint dans sa cellule pour l’embrasser, tandis que son double, visage caché par ses cheveux, rampe convulsivement au sol, illustrant ainsi le dédoublement onirique du personnage, clin d’œil involontaire ou non aux Trois essais sur la théorie sexuelle que Freud venait précisément de publier en 1905, année de la création de Salomé. Enfin, la mort de Salomé est également suivie de celle d’Hérode, abattu avant le baisser de rideau.

Si la lecture jusqu’au-boutiste de Lydia Steier peut embarrasser ou pour le moins faire débat, la distribution réunie pour cette reprise comble toutes les attentes. Dans le rôle-titre, terriblement exigeant, Lise Davidsen impressionne par son ambitus vocal, sa projection sans faille, toujours attentive aux milles nuances du rôle, son incroyable présence scénique, passant avec une déconcertante aisance du caprice adolescent à la détermination la plus affirmée ; Johan Reuter campe le prophète avec justesse, et si sa voix très sonore de baryton-basse fait merveille, on regrette que le dispositif scénique l’atténue quelque peu, notamment quand il est dans sa cellule. Le ténor allemand Gerhard Siegel incarne avec brio un Hérode en souverain d’opérette, dont la petite taille et la bonhomie apparente accentuent le caractère concupiscent du personnage souvent sollicité dans le registre haut medium et aigu, dont le chanteur danois se tire avec les honneurs. Plus impressionnante encore est la Herodias de Ekaterina Gubanova, mezzo racée, impérieuse et sans faille, et si l’on peut regretter quelques légères faiblesses dans le registre medium, elles sont largement compensées par la stupéfiante aisance dans les aigus et un abattage scénique qui dépeint le personnage en érotomane invétérée digne de Fellini. Les autres rôles n’appellent que des louanges, en particulier Pavol Breslik, ténor de luxe en Narraboth sensible, à la voix cristalline et bien projetée, qui se suicidera ; le groupe des cinq juifs est dominé par le premier (Matthäus Schmidlechner), ténor de caractère à la voix bien projetée et scéniquement efficient, tandis que les autres sont assez peu audibles ; se distinguent également l’esclave de la soprano Llanah Lobel-Torres, la basse bien sonore de Alejandro Baliñas Vieites (un Cappadocien), ou encore le premier soldat de Dominic Barberi, plus remarquable, au sens propre, que le second.

Dans la fosse, la direction de Mark Wigglesworth sait tirer un vrai souffle dramatique de l’Orchestre national de Paris qu’offre la partition opulente de Strauss, même si on eût aimé plus de noirceur à certains endroits (dans le duo qui suit la danse par exemple) ; il convainc cependant davantage que dans la récente Beatrice di Tenda ici même, et sait capter les mille bizarreries expressionnistes (accélérations abruptes, tempi suspendus, rares parenthèses élégiaques) de ce premier chef-d’œuvre lyrique du XXe siècle.

 

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CRITIQUE, opéra. PARIS, Opéra Bastille, le 18 mai 2024. STRAUSS : Salomé. Gerhard Siegel (Herodes), Ekaterina Gubanova (Herodias), Lise Davidsen (Salome), Johan Reuter (Jochanaan), Pavol Breslik (Narraboth), Katharina Magiera (Page d’Herodias), Matthäus Schmidlechner (Premier Juif), Éric Huchet (Deuxième Juif), Maciej Kwasnikowki (Troisème Juif), Tobias Westman (Quatrième Juif), Florent Mbia (Cinquième Juif), Dominic Barberi (Premier soldat), Bastian Thomas Kohl (Second soldat), Alejandro Baliñas Vieites (Un Cappadocien), Llanah Lobel-Torres (Un esclave), Lydia Steier (Mise en scène), Victoria Sitjà (Responsable de la reprise), Momme Hinrichs (Décors et vidéo), Andy Besuch (Costumes), Olaf Freese (Lumières), Maurice Lenhard (Dramaturgie), Orchestre de l’Opéra national de Paris, Mark Wigglesworth (direction)

 

VIDEO : Trailer de « Salomé » selon Lydia Staier à l’Opéra National de Paris

 

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