« Tout est affaire de décor, changer de lit, changer de corps »
C’était une soirée habituelle du Paris pimpant et battant de la deuxième décennie du XXIème siècle. D’une rive à l’autre de Paris les multiples incarnations de la sensualité, de la fête et du paraître tourbillonnent dans la nuit telles les lucioles électriques qui ponctuent leur parcours effréné.
Traviata ci, Traviata là, chaque saison cette histoire revient sur les plateaux du monde entier. Qu’elle soit en costumes contemporains à sa création au milieu du XIXème siècle ou avec des bas résilles et autres tenues de bouge aux pratiques innommables, cette partition de Giuseppe Verdi ne connait pas de répit ni d’oubli, elle forme désormais partie de l’aventure humaine. Qu’est-ce qui nous attire de l’histoire de Violetta Valéry, tout autant que celle de Marie du Plessis a fasciné Verdi et Piave pour en créer leur chef d’oeuvre ?
Selon Pierre Milza, Verdi a composé cette partition en pensant à l’accueil glacial que sa famille a fait à sa future épouse Giuseppina Strepponi dans son village natal. La malheureuse Strepponi était vue comme Germont juge d’emblée Violetta par le père du compositeur. La chanteuse montrera jusqu’à sa mort une dévotion pour le maestro telle celle de la dévoyée repentie pour son Alfredo. Oeuvre de passion et d’amour, La Traviata fait appel à nos sentiments les plus profonds, allons-nous juger librement ou aurons-nous la compassion pour pleurer le destin faillible d’une créature des plaisirs ? La réponse est dans le miroir tendu qui revient dans toutes les saisons, tel un rappel à notre propre nature sévère.
« Elle était brune et pourtant blanche,
Ses cheveux tombaient sur ses hanches.
Et la semaine et les dimanches,
Elle ouvrait à tous ses bras nus. »
Dans cette reprise de la production de 2019, le metteur en scène australien Simon Stone nous propose une vision très différente des frou-frous et des dorures Second Empire des Traviata classiques. Dans un univers urbain aux sollicitations numériques incessantes, Traviata est une influenceuse, une « hit girl » des soirées parisiennes et même une égérie de mode. On ressent avec émotion dès le début cette configuration minimaliste dans un cube constitué de deux écrans haute-définition où les paupières closes de Violetta nous accueillent. Avec un geste dramatique très sophistiqué on comprend aisément la portée onirique de sa mise-en-scène. On entre dans la réalité de cette Traviata moderne, sa solitude et une carrière de paillettes construite sur des rêves brisés. La fin est d’une poésie absolue, Violetta disparaît entre les deux écrans dans un interstice de fumée blanche comme le papillon fragile qu’elle n’a cessé d’être. C’est une des plus belles mises-en-scène de tous les temps et il serait injuste de ne pas le signaler.
Nadine Sierra est une Violetta de légende. Belle à mourir et d’une grâce naturelle qui la rendent à la fois fatale et fascinante elle incarne le rôle sans effort. Vocalement c’est une verdienne idéale à la tessiture stable, l’agilité précise et brillante, aux graves puissants sans être écrasants. On remarque des pianissimi d’une pure beauté. Quel régal de voir comment elle porte ce personnage et nous fait redécouvrir des scènes et musiques que l’on croyait connaître déjà par coeur. René Barbera est correct en Alfredo. Un peu maladroit dans la vocalise et quelque peu figé théâtralement, nous apprécions tout de même une voix sonore au timbre généreux. Ludovic Tézier est fabuleux en père Germont à l’allure de patriarche provençal austère mais avec une cascade de souplesse dans toute l’étendue de son impressionnante tessiture. Flora est la pimpante Marine Chagnon qui a déjà incarné plusieurs rôles sur des scènes diverses. Avec une belle présence théâtrale, très naturelle dans son rôle de « Best Friend » de Violetta, on admire son timbre velouté aux nuances claires et à la diction impeccable.
Les excellents choristes et musiciens des forces de l’Opéra national de Paris ont su rendre à cette partition une justice inénarrable, on avait l’impression d’assister à une création. Les ensembles étaient d’une pure beauté malgré des costumes parfois « over the top« . La direction raffinée de Giacomo Sagripanti n’a jamais penché vers une nervosité emphatique que l’on aurait pu craindre. Le maestro italien a su consolider les ensembles sans noyer les solistes, sculpter avec intensité les instants les plus dramatiques et nous permettre de comprendre autrement cette partition.
« Coeur léger, coeur changeant, coeur lourd,
Le temps de rêver est bien court. »
A l’issue de la représentation, les vers du poème « Bierstube Magie allemande » du Roman inachevé de Louis Aragon nous ont poursuivi. Ce mélange de sensualité exacerbée, de mélancolie poétique et de dénouement fatal nous rappelle cette Traviata iconique dans ce Paris, désert populeux du début 2024. Et si, finalement, nous étions tous des Traviata de Simon Stone ? Nous nous perdons dans la brume hivernale, rallumant nos notifications après le rêve de Violetta. Alors le poète moderne, nous dévisageant narquois, ira égrener sur son compte X une glose d’Aragon: Est-ce ainsi que les hommes vivent? Et leurs likes au loin les suivent, comme des écrans révolus.
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CRITIQUE, opéra. PARIS, Opéra Bastille, le 21 janvier 2024. VERDI : La Traviata. N. Sierra, R. Barbera, L. Tézier… Simone Stone / Giacomo Sagripanti.
VIDEO : Nadine Sierra chnate « Addio del passato » dans la production de Simon Stone à l’Opéra National de Paris