mercredi 16 avril 2025

Critique, opéra. PARIS, Palais Garnier le 21 mars 2025. DUSAPIN : Dante, il viaggio. B. Skhovus, C. Loetzsch… Claus Guth / Kent Nagano

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Jean-François Lattarico
Jean-François Lattarico
Professeur de littérature et civilisation italiennes à l’Université Lyon 3 Jean Moulin. Spécialiste de littérature, de rhétorique et de l’opéra des 17 e et 18 e siècles. Il a publié de Busenello l’édition de ses livrets, Delle ore ociose/Les fruits de l’oisiveté (Paris, Garnier, 2016), et plus récemment un ouvrage sur les animaux à l’opéra (Le chant des bêtes. Essai sur l’animalité à l’opéra, Paris, Garnier, 2019), ainsi qu’une épopée héroïco-comique, La Pangolinéide ou les métamorphoses de Covid (Paris, Van Dieren Editeur, 2020. Il prépare actuellement un ouvrage sur l’opéra vénitien.

Créé en juillet 2022 au Festival d’Aix-en-Provence, l’ultime opus de Pascal Dusapin remporte un triomphe pour son entrée au répertoire de l’Opéra national de Paris, porté par une mise en scène magistrale de Claus Guth et une distribution sans faille. 

 

 

Voyage au bout de la lumière

Des grandes épopées de la littérature italienne, la Divine comédie est sans doute celle qui a le moins inspiré les compositeurs (si l’on excepte l’épisode de Francesca da Rimini ou celui de Gianni Schicchi), un paradoxe pour celui qui définissait la poésie comme « une fiction rhétorique mise en musique ». On connaît la Dante-Symphonie de Liszt tandis que, dans le domaine lyrique, l’opéra de Saint-Étienne avait eu la bonne idée d’exhumer en 2019 le Dante de Benjamin Godard, créé à l’Opéra-comique en 1890. Plus près de nous, le Palais Garnier avait accueilli en mai 2023 un vaste ballet de Thomas Adès, The Dante-Project.

Comme Adès, Pascal Dusapin s’inspire des trois cantiques de la Divine Comédie, et comme chez Adès, l’Enfer y occupe une place prépondérante. Cet opéra en un prologue et sept tableaux, sur un livret en italien de Frédéric Boyer, cite abondamment les vers de Dante (on reconnaît le célèbre incipit du premier chant ou celui du chant III, à l’entrée des Enfers : « Laissez toute espérance, ô vous qui entrez ») habillés d’une musique d’une exigence redoutable et constante. Le compositeur avait déjà puisé dans l’œuvre du Sommo poeta (dans Comœdia, inspiré de trois extraits du Paradis et surtout Passion qui débute par une citation du chant II de l’Enfer). Dans Dante, il viaggio, le compositeur de Perelà, l’uomo di fumo, colle au plus près de la prosodie dantesque (il y convoque également le prosimètre de la Vita nova à travers le personnage du jeune Dante) et signe en moins de deux heures une fascinante synthèse du poème qu’il ne cherche pas à illustrer pompeusement et prétentieusement.

Toute adaptation lyrique d’une grande œuvre littéraire se fait toujours au prix d’une réduction parfois drastique de la source, avec ici six chanteurs, un narrateur, un chœur à quatre voix et un orchestre d’une quarantaine de musiciens. Le flux musical initial nous installe d’emblée dans une atmosphère angoissante qui verra s’alterner morceaux instrumentaux tour à tour sombres et chatoyants et passages en recitar cantando, voire parlando (comme pour le rôle époustouflant de la Voix des damnés entièrement improvisée), tandis que les rôles féminins sont constamment sollicités dans l’aigu et le suraigu. L’œuvre oscille ainsi entre opéra d’intrigue et opéra de paroles, soulignant la dimension contemplative et allégorique du voyage, celui de toute humanité en souffrance, qui expérimente la solitude et la déraison avant de connaître l’ultime ataraxie. L’envoûtement y est total.

 

 

 

 

La mise en scène de Claus Guth est un modèle du genre et nous plonge d’emblée dans une esthétique cinématographique à la David Lynch : on y voit un homme entre la vie et la mort à la suite d’un accident de voiture (qui défile à travers une forêt labyrinthique), tandis que le rideau qui entoure de temps à autre la scène symbolise le seuil fragile entre la vie et la mort. Cette esthétique cinématographique (les projections vidéo débutent et achèvent l’opéra) est en outre rendue par les éclairages remarquables de Fabrice Kebour qui évoquent le mouvement par l’alternance d’ombres et de lumières crue – projetées sur le narrateur par exemple. Le metteur en scène respecte en outre le mélange des registres propre à la poésie dantesque : le tragique côtoie l’ironie grotesque (la Voix des damnés est un vieux travesti hystérique et la danse macabre tour à tour langoureuse et convulsive se déroule dans une atmosphère aux lumières blafardes dont on ne sait si elle évoque le cirque ou l’asile psychiatrique). L’intérieur d’un salon bourgeois – très beau décor mobile d’Étienne Pluss – joue de ses parois coulissantes pour faire apparaître Béatrice, comme surgie du film initialement projeté et rend d’autant plus saisissant le contraste avec l’évocation des Enfers, dont les différents cercles sont évoqués avec un laconisme d’une admirable efficacité théâtrale.  

La distribution a quelque peu évolué par rapport à la création aixoise. Dans le rôle du poète, Bo Skhovus paraît légèrement moins solide que Jean-Sébastien Bou, malgré la chaleur de son timbre et une probité dans le jeu sans faille : sa présence scénique compense ainsi une faiblesse d’intonation dans le registre grave. Déjà présente à Aix, Christel Loetzsch, entendue dans Penthesilea et Lady Macbeth, affronte avec justesse et ferveur la tessiture hybride du jeune Dante : son timbre magnifique de mezzo crée une illusion parfaite. Nouveau changement, la Lucie est défendue de manière impressionnante par la soprano grecque Danae Kontora (et n’a rien à envier à Maria Carla Pino Cury de la création aixoise…) : son timbre diaphane et ses aigus cristallins font constamment mouche, comme ceux de la Béatrice de Jennifer France, déjà créatrice du rôle en 2022, la virtuosité époustouflante ne tombe jamais dans l’histrionisme gratuit et reste constamment musical. Une mention spéciale doit être accordée à Dominique Visse, dont la voix flûtée reste toujours d’une incroyable fraîcheur. Également habitué du répertoire contemporain (on a pu le voir au Châtelet en 1999 pour la création parisienne d’Outis de Berio), il campe une Voix des damnés totalement improvisée qui oscille entre le récit, le chant et le cri. Les deux derniers rôles masculins ont aussi été nouvellement distribués : Virgile trouve en David Leigh un bien meilleur interprète que le timide Evan Hughes : une basse caverneuse alliée à une posture hiératique, l’incarnation est idéale. Quant au narrateur Giovanni Battista Parodi, sa diction impeccable n’a rien à envier à la remarquable prestation de Giacomo Prestia.

Dans la fosse, Kent Nagano continue à défendre avec passion et précision cet opéra à la fois exigeant et envoûtant, grâce à une attention constante aux contrastes que distille une partition pourtant d’une grande sobriété expressive. Le Chœur et l’Orchestre de l’Opéra national de Paris se sont substitués aux forces lyonnaises, mais l’excellence est toujours au rendez-vous, magnifiée en outre par l’efficace dispositif électroacoustique de Thierry Coduys qui achève de faire de cette soirée de première un grand moment de théâtre musical.

 

 

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Critique, opéra. PARIS, Palais Garnier le 21 mars 2025. DUSAPIN : Dante, il viaggio. B. Skhovus, C. Loetzsch… Claus Guth / Kent Nagano  Bo Skovhus (Dante), David Leigh (Virgilio), Christel Loetzsch (Giovane Dante), Jennifer France (Beatrice), Danae Kontora (Lucia), Dominique Visse (Voce dei dannati), Giovanni Battista Parodi (Narratore), Claus Guth (Mise en scène et chorégraphie), Karine Girard (Responsable de la reprise de la chorégraphie), Gesine Völlm (Costumes) Étienne Pluss (Décors), Fabrice Kebour (Lumières), Roland Horvath (Vidéo), Yvonne Gebauer (Dramaturgie), Thierry Coduys (Dispositif électroacoustique), Alessandro Di Stefano (Chef des chœurs), Orchestre et chœurs de l’Opéra national de Paris, Kent Nagano (direction). Crédit photo © Monika Rittershaus

 

 

 

VIDÉO : Teaser de « Dante, Il Viaggio » de Pascal Dusapin à l’Opéra national de Paris

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