A l’heure des temps barbares, la première chose à disparaître est la poésie. Les révoltes, révolutions et autres guerres civiles ont toujours dévoré les artistes dans un fracas de plomb et un flot de sang. Des bûchers des vanités de Savonarole aux fleurs de sang de Garcia Lorca ou de Miguel Hernandez, tout poète s’expose au trépas et sa lyre n’est jamais un rempart contre la mitraille. Né en 1762, André Chénier fut fauché à la fleur de l’âge par la dernière rodomontade des robespierristes en 1794. Ce poète au lyrisme étonnant pour une époque qui préférait les élans “patriotards” a préfiguré le romantisme et devient, par son destin brisé, un héros romantique lui-même. Chénier est aujourd’hui une plume à redécouvrir, il est important qu’il ne fasse pas partie de ceux qui ne sont plus que pour avoir péri, pour gloser Louis Aragon.
André Chénier est entré dans le roman de sa vie sur la scène italienne avec le récit inventé de ses derniers jours dans la musique d’Umberto Giordano. Parangon de l’écriture vériste, Andrea Chénier est une fresque grandiose de cette époque chaotique de la fin de la Terreur. Giordano écrit un opéra qui se rapproche davantage du Puccini des grandes heures que de Mascagni. On sent une recherche émotionnelle dans les lignes, une élégance dans la construction harmonique qui se retrouve tout autant dans son insigne Fedora. Andrea Chénier a eu un succès mondial dès sa création à la Scala en 1896 avec des reprises multiples qui se comptent jusqu’à nos jours.
Cet opéra est né alors qu’une vague sans précédent d’attentats anarchistes secouait la planète. En 1894, le président français Sadi Carnot succombait sous le poignard de Sante Geronimo Caserio à Lyon ; en 1898, l’impératrice d’Autriche, Elisabeth, la célèbre Sissi, tombait à son tour du coup de stylet de Lucheni, et en 1900 c’est au tour du roi Humbert Ier d’Italie et en 1901 etc. Une vague de terreur qui s’attaquait aux têtes couronnées et autres puissants dont la déferlante sera un des déclencheurs de la Première Guerre mondiale en 1914. Andréa Chenier surgit comme un témoignage d’une époque de remous sociaux et de confrontations avec l’espoir infime de la survie de la beauté.
Nous nous réjouissons de l’idée géniale de Michel Franck de programmer tour à tour l’Adriana Lecouvreur de Cilea et cet Andrea Chénier de Giordano avec les excellentes forces de l’Opéra de Lyon. Avec une telle équipe, on redécouvre l’esprit de cette œuvre magnifique sous toutes ses nuances.
Parlons d’emblée de la direction iconique du maestro Daniele Rustioni. On a du mal à imaginer quelqu’un d’autre dans ce répertoire depuis le Cilea de la saison dernière. Sa maîtrise du langage, de la puissance expressive et des couleurs du style est inégalable. Parfois la balance est inégale selon les chanteurs mais sans doute cela est dû à la configuration du plateau. Maestro Rustioni nous passionne pour cette musique que d’aucuns caricaturent parfois et la rend indispensable, fraîche et fougueuse. Nous espérons qu’il nous permettra de réentendre Fedora, ou, rêve ultime, le Sly d’Ermanno Wolf-Ferrar i!
Les Choeurs et Orchestre de l’Opéra de Lyon ont l’énergie des grandes phalanges. On est saisi par la volupté des lignes mélodiques, les attaques précises à la perfection et des couleurs chatoyantes. Nous avons l’impression de découvrir un bijou débarrassé des poussières du temps. Bravo à ces immenses musiciennes et musiciens.
Côté plateau, la distribution est équilibrée et spectaculaire. Déjà dans Adriana Lecouvreur, nous avons été transis face aux talents déployés par l’Opéra de Lyon dans le choix des solistes. Ici le trio principal surpasse toutes les distributions passées, incluant Jonas Kaufmann à la Royal Opera House. Riccardo Massi est fabuleux en Andrea Chénier. Avec une ligne vocale puissante et ronde, un sens parfait du style et de l’ornementation nous sommes emportés avec subtilité dans une interprétation à marquer d’une pierre blanche. Tout dans ce ténor respire la musique, rien ne manque et nous espérons le retrouver sur toutes les scènes pour continuer à redécouvrir avec lui la poésie dans des musiques que l’on croyait connaître.
Madeleine est dévolue à la soprano italienne Anna Pirozzi dont l’abattage vocal n’est pas à nier outre parfois des moments où la projection fait défaut. Cependant, elle nous révèle des trésors inattendus dans cette partition : son air « La mamma morta » restera pour les annales de l’histoire de l’opéra. Anna Pirozzi a rendu à Madeleine toutes les nuances de cette femme souvent reléguée au second plan.
Véritable découverte de la soirée, le Charles Gérard du baryton mongol Amartuvshin Enkhbat. Quel talent ! Quelle puissance et quelle beauté vocale ! S’il fallait retenir une interprétation de cette soirée, c’est celle de M. Enkhbat ! Gérard peut parfois sombrer dans la caricature “scarpiesque” du méchant, avec ce baryton nous découvrons sous le semblant retors, une sensibilité profonde. Cette sincérité interprétative fait d’Amartuvshin Enkhbat un soliste complet et indispensable.
Parmi les autres membres de la distribution, nous avons adoré la bouleversante Madelon de Sophie Pondjiclis, la magnifique voix de Thandiswa Mbongwana. Aussi, nous avons remarqué les très belles incarnations d’Alexander de Jong et d’Hugo Santos dont la tessiture aux sublimes couleurs nous font espérer de les retrouver bientôt dans des rôles sur scène à l’avenir.
Après ce retour de l’André Chénier immortalisé sur les planches de l’Avenue Montaigne. De la tombe anonyme d’André Chénier s’élève la plainte du poète : « L’innocente victime, au terrestre séjour, n’a vu que le printemps qui lui donna le jour. Rien n’est resté de lui qu’un nom, un vain nuage, un souvenir, un songe, une invisible image. » Espérons que dans le silence anonyme du cimetière de Picpus, son silence verra fleurir un printemps nouveau bercé par la musique des astres qu’il contemple désormais dans l’ineffable empyrée.
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CRITIQUE, opéra. PARIS, Théâtre des Champs-Elysées, le 18 octobre 2024. GIORDANO : Andrea Chénier. R. Massi, A. Pirozzi, A. Enkhbat… Choeurs et Orchestre de l’Opéra de Lyon / Daniele Rustioni. Crédit photographique © Blandine Soulages.