Aux côtés de son fameux Festival d’été, qui a lieu chaque année (depuis 2012) au début de l’été, la ville de Ravenne, en Italie, célèbre pour ses somptueuses mosaïques paléochrétiennes, organise aussi un festival d’Automne, consacrée entièrement à la voix. Cette “Trilogia d’autunno” – intitulée cette année “Eroi erranti in cerca di pace” (“Héros errants à la recherche de la paix”) – mettait à l’affiche trois spectacles : un récital du contre-ténor star Jakub Josef Orlinski – et deux opéras, tous deux mis en scène par l’immarcescible Pier Luigi Pizzi (94 ans !), et dirigés par Ottavio Dantone à la tête de son Accademia Bizantina : Didon et Enée de Henry Purcell, mais surtout le sublime Il Ritorno d’Ulisse in Patria de Claudio Monteverdi.
Dans le testament du maître de Crémone, en dirigeant du clavecin son ensemble Accademia Bizantina, Ottavio Dantone a taillé et retaillé dans la partition, pour que l’esprit et le rythme de la musique épousent ceux de la mise en scène. En effet, il soutient que ce répertoire ne doit pas être traité comme une pièce de musée, mais réinterprété, comme cela se faisait au XVIIe siècle. Assimilant son travail à celui d’un tailleur qui met au goût du jour un vêtement « rétro », mais à l’étoffe toujours de bonne qualité, le chef manie les ciseaux sans vergogne, ajoutant même au besoin quelques morceaux de tissu pour remplir les vides.
De son côté, Pier Luigi Pizzi – qui comme à son habitude – signe également les décors et les costumes, conçoit un espace qui sera commun aux deux mythes (ceux d’Ulysse et Penélope et de Didon et Enée). La patrie d’Ulysse, comme celle de la Reine de Carthage le lendemain, est montrée comme un environnement blanc et rectangulaire, fait de hauts murs et de portes. Le plafond est noir, ressemblant à un ciel nocturne. L’espace n’est pas entièrement fermé, et les portes s’ouvrent pour faire découvrir d’autres lieux, dont notre regard ne perçoit que des couleurs vives. L’admirable perfection des proportions et la succession des portes suffisent à définir un espace nu et accueillant, idéal pour mettre en valeur les figures humaines qui prennent ici une importance archétypale, en proie à des sentiments, des douleurs, des passions, des pensées et des mouvements de l’âme qui varient selon le contexte mais pas dans la substantialité.
Et la sobriété de la scénographie n’a d’égale que l’austérité des costumes, des gestes et des objets, peu nombreux mais symboliques : le métier à tisser, le lit nuptial, le trône. Certains accessoires définissent les personnages, comme les attributs des dieux (la foudre, le trident, le casque) ou le bâton de mendiant pour Ulysse. Coup de théâtre qui est aussi un coup de génie, Jupiter est ici précédé d’un fauconnier qui promène un aigle majestueux sur son bras, un fier rapace tout ce qu’il y a de plus vivant… et une image qui fait sensation sur le public. La mise en scène de Pier Luigi Pizzi est fidèle au texte et au mythe, avec le mérite de ne pas imposer des structures interprétatives à un imaginaire qui relève de plein droit au bagage de tout spectateur sensible. Pizzi parvient également à définir, en quelques traits efficaces, les dix-neuf personnages qui jouent sur scène, dont aucun n’est négligeable, ni au point de vue dramaturgique, ni musical.
Un plateau soigneusement composé habite l’ensemble. Il est dominé par Mauro Borgioni, l’un des Ulisse du moment. Son ”Dormo ancora o son desto ?” déploie d’entrée une palette dynamique grandiose, donnant véritablement la stature héroïque du personnage, nonobstant la beauté de timbre préservée dans les plus subtils piani. La mezzo française Delphine Galou possède la même séduction vocale, et l’actrice nuance supérieurement le mélange doux-amer propre à l’épouse d’Ulisse. Tout à fait persuasifs, le Telemaco de de Valerio Contaldo, dont la vigueur de timbre est bien en situation dans ce rôle d’adolescent, et le touchant Eumete de Luca Cervoni, qui interprète avec émotion ce personnage incarnant la fidélité et l’humanité. De même, la mezzo Margherita Maria Sala incarne une touchante nourrice Euryclée, avec une voix ample et corsée, pétrie d’humanité. Et encore, ouvrant le Prologue, le superbe contre-ténor de Danilo Pastore, ou la vigoureuse Minerva d’Arianna Vendittelli, dont on retrouve avec plaisir la voix chaleureuse, à travers ses multiples et toujours percutantes métamorphoses. De son côté, Robert Burt brûle les planches en Iro, sans tomber dans les facilités de la caricature, jusqu’à son émouvant suicide. Moins éclatant, le reste du plateau n’appelle pourtant aucun reproche. On y relève l’abattage de la jolie Melanto de Charlotte Bowden, comme la drôlerie du Nettuno de Federico Domenico Eraldo Sacchi, ou encore le Jupiter plus vrai que nature, avec ses muscles saillants de bodybuilder, de Gianluca Margheri. Finalement, seule Candida Guida affiche, sans démériter vraiment non plus, des moyens un peu minces et parfois instables, en Giunone
Une salle (presque) comble fait un triomphe mérité à ce très beau succès d’ensemble.
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CRITIQUE, opéra. RAVENNE, Teatro Alighieri, le 19 novembre 2024. MONTEVERDI : Il Ritorno d’Ulisse in Patria. M. Borgioni, D. Galou, V. Contaldo… Pier Luigi PIZZI / Ottavio DANTONE. Toutes les photos © Zani-Casadio