Pour les fêtes de fin d’année, l’Opéra de Rennes affiche jusqu’au 3 janvier 2024, un totem baroque, fabuleuse aventure théâtrale qui n’a pas pris une ride depuis sa création en… 2006.
C’est l’emblème du travail du Poème Harmonique, en associant étroitement musique, chant, théâtre, cirque… Le tout dans l’esprit séditieux, truculent d’un Carnaval romain au XVIIè. Le résultat captive par son énergie collective, ses risques et ses outrances (parfaitement canalisés), fruit d’une coopération exemplaire entre Vincent Dumestre, Cécile Roussat et Julien Lubek. Trio fameux, porteur d’un esprit de troupe désormais indiscutable. Chacun permet que se complètent et dialoguent les arts divers entre comédie, parodie, chant, danse, du loufoque débridé, à l’ironie acerbe et provocante, sans omettre l’extase amoureuse ou le désespoir inquiétant…
Le Carnaval ou « le monde à l’envers » signifie liberté, fantaisie, satire, transe, sans omettre l’impertinence ironique, parfaitement synthétisée dans le personnage de Pulcinella / Polichinelle. Les personnages tous empruntés à la Commedia dell’arte, ajoutent la nuance psychologique qui écarte toute caricature déplacée et vulgaire. A jardin, les instrumentistes du Poème Harmonique, en effectif réduit mais raffiné – un continuo de 6 musiciens réunis autour du fondateur Vincent Dumestre -, rythment chaque performance acrobatique, chaque tableau satirique ; les percussions s’affolent ; cornet et violon s’entremêlent, en complicité avec la viole de gambe, la flûte et le basson comme la guitare baroque et l’indispensable colascione, sorte de grand luth, emblématique du Carnaval ; tous apportent surtout la couleur souvent évanescente et onirique qui fait du spectacle, une flamboyante équipée poétique.
Reprise d’un joyau baroque à l’Opéra de Rennes
Délirant, poétique
le fabuleux Carnaval Baroque
du Poème Harmonique
S’il n’a pas d’intrigue à proprement parlé, le spectacle manifeste une éloquente unité artistique et dramatique. L’esprit carnavalesque et les situations cocasses comme périlleuses qu’il autorise, assurent d’emblée la cohérence globale. Car ici même si l’union jubilatoire des défis acrobatiques et du jeu musical semblent délicieusement improvisée, chaque geste, chaque attitude est scrupuleusement millimétré (qu’il s’agisse des jongleurs affrontés, ou de la roue cyr, tournoyant sur elle-même…). Le plaisir du jeu, le goût de la surenchère toujours maîtrisée, l’interaction permanente entre les divers acteurs sur la scène – instrumentistes compris, fondent et enrichissent l’indiscutable séduction du spectacle.
Rien n’est laissé au hasard. Les acrobates réalisent un cycle réjouissant de péripéties astucieusement adaptées à l’espace de la scène : pas d’erreurs ni de fautes dans les pirouettes synchronisées pour réussir chaque séquence ; ce jusqu’à l’installation du mat hissé sur scène où deux larrons (entre autres) se livrent une joute de figures improbables à la seule force de leurs bras… La pure commedia napolitaine s’affirme tout autant sur les planches en un flux théâtral continu grâce aux deux zanni [valets masqués qui font la paire] à la fois, comiques, hystériques, satiriques ; eux aussi réglés au cordeau. Leurs mines délurées, réjouissantes fusionnent avec les forains circassiens : leurs seynettes et mimes, concentré de farces et autres délires burlesques – où chacun des deux se délecte à faire peur à l’autre et aime se faire peur soi-même, souvent aussi fins que désopilants, fusionnent idéalement avec les acrobates virtuoses.
Les chanteurs fusionnent le théâtre et le chant dans une série de tableaux magiques et drolatiques [au début avec tours de magie entre deux ripailles…] ; plus introspectifs [solo du ténor, « Tarentelle del Gargano »], amoureux facétieux [« Lamento di Lucia con la riposta di cola, » en fin d’action].
ILLUSION THÉATRALE, FARCE PARODIQUE… Dans ce jeu permanent qui sait équilibrer la place de chaque discipline, l’un des tableaux finaux – la parodie du style opératique montéverdien nous rappelle combien à la foire, au moment du Carnaval, il était familier de retrouver les succès lyriques de l’opéra sur les tréteaux, mais réécrits et copieusement décalés. Le tableau ainsi composé est d’autant plus convaincant et juste qu’il concentre les qualités du prodigieux spectacle : son délire illusoire, ses pointes satiriques… le Carnaval, c’est le renversement des valeurs et le plaisir d’en rire et de s’en moquer. Acrobates et zanni, montent alors un petit théâtre (dans le théâtre : bel effet de mise en abîme)…
Le moment réécrit ainsi l’une des pièces les plus graves voire tragiques du Seicento : ainsi le lamento della ninfa, – originellement du grand Claudio Monteverdi-, bouleversante prière sensuelle et tragique à 4 voix, devient le lamento del Naso (le lamento du Nez !) ; La Ninfa éplorée, comme ses 3 compères Polichinelles masqués, vêtus de blanc, et fièrement ventrus tels que les Tiepolo les ont croqués avec génie (au siècle suivant), sont affublés d’un long appendice que n’aurait pas renié Cyrano. Le tableau est aussi hilarant par le décalage du texte et par le grotesque des mines, que saisissant par la justesse des acteurs-chanteurs. Le comique n’étant jamais loin du tragique, leur équation quand elle est aussi réussie qu’ici, demeure de bout en bout envoûtante, d’autant que les instrumentistes excellent aussi dans ce jeu des registres mêlés.
Pour cette reprise à l’Opéra de Rennes, le spectacle est réalisé avec de nouveaux interprètes dont le mezzo percutant, sensuel d’Anaïs Bertrand, ou le ténor Paco Garcia (pour les mélodies et airs solos signé du Fasolo), entre autres…
Acrobates, jongleurs, mimes, chanteurs et instrumentistes s’accordent et composent l’un des spectacles les plus enchanteurs et désopilants qui soient. Dommage que lors de notre présence, les surtitres en français pourtant annoncés n’aient pas permis de se délecter des textes savoureux originellement en italien. Vétille en réalité, tant la performance en soi est un régal saisissant, une aventure désormais mémorable.
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CRITIQUE, opéra. RENNES, Opéra, le 2 janvier 2024. Le Carnaval baroque. Le Poème Harmonique, Vincent Dumestre. Photos : © Laurent Guizard – Dernière ce soir mer 3 janvier à 20h, à l’Opéra de Rennes
TEASER VIDÉO
Distribution
Vincent Dumestre : conception, direction, guitare baroque et colascione
Cécile Roussat : mise en scène et chorégraphie
François Destors : scénographie
Chantal Rousseau : costumes
Patrick Naillet : direction technique
Christophe Naillet : lumières
Mathilde Benmoussa : maquillage
Julie Coffinières : masques
Avec :
Anaïs Bertrand : mezzo-soprano
Paco Garcia : ténor
Martial Pauliat : ténor
Igor Bouin : baryton
Stefano Amori, Julien Lubek : mimes
Quentin Bancel, Antoine Hélou, Rocco Le Flem, Johan Pagnot : acrobates
Désiré Lubek, Izia Le Flem, Iago Le Flem : enfants
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Prochain événement à l’Opéra de RENNES, La Chauve Souris, Die Fledermaus, 5 représentations, du 29 janvier au 6 février 2024 – événement lyrique à ne pas manquer : https://www.opera-rennes.fr/fr/evenement/la-chauve-souris-0
Bijou musical, La Chauve-Souris fut le coup d’essai, mais surtout le coup de maître de Johann Strauss II, roi de la valse et de l’opérette viennoise. À l’occasion d’un bal masqué organisé dans la villégiature du Prince Orlofsky, le Docteur Falke met en œuvre un plan minutieusement préparé pour se venger de son ami Eisenstein… Claude Schnitzler, direction / Jean Lacornerie, mise en scène. Répétition ouverte, samedi 20 janvier 2024, 14h30.