« Ciel glacé ! soleil pur ! Oh ! brille dans l’histoire !
Du funèbre triomphe, impérial flambeau !
Que le peuple à jamais te garde en sa mémoire
Jour beau comme la gloire,
Froid comme le tombeau »
Victor Hugo – Les rayons et les ombres
L’année 1840 marque le début de la fin de la Monarchie de juillet. Pour changer la dynamique politique, le gouvernement d’Adolphe Thiers a décidé de rapatrier les restes de Napoléon Ier et ainsi retrouver un semblant de popularité auprès des classes laborieuses et de la jeunesse en ébullition dont l’Empereur était la figure mythique et tutélaire. A l’image du fougueux Julien Sorel, la génération des romantiques née pendant l’épopée révolutionnaire et napoléonienne a idéalisé le destin fugace de Napoléon en contraste avec les conservatismes surannés des légitimistes et le conformisme du « juste-milieu ». Curieuse coïncidence avec l’esprit de notre temps où droite et centre sont impuissants, réactionnaires et déconnectés des rêves d’une jeunesse en proie aux inquiétudes.
1840 : au printemps, alors que Paris rayonne, et que Gaetano Donizetti s’était installé deux ans plus tôt dans la capitale lyrique du moment, bien avant Verdi et après Rossini, il est devenu la coqueluche de Paris. Créée le 11 février 1840, dans le climat délétère de crises sociales successives surplombé de guerres coloniales, La fille du régiment porte dans son argument, à priori, innocent, tous les questionnements politiques et sociaux de son temps. Marie et Tonio viennent de mondes diamétralement opposés et leur amour brise tous les obstacles, même culturels. Malgré le contexte de l’oeuvre qui se passe lors des guerrillas tyroliennes menées par Andreas Hofer en 1809, la vision angélique d’une France idéalisée et lointaine semble se dessiner. Cette France accueillante et cosmopolite n’est pas une maison ou un palais mais le 21e régiment. C’est dans ce type de phalanges napoléoniennes alors que toute l’Europe a semblé se battre sur les champs de bataille, notamment en 1812 ou la Grande Armée comptait des Espagnols, des Italiens, des Allemands et même des Croates. Salut à la France multiculturelle mais en ordre de bataille.
Pour cette production de l’Opéra royal de Versailles, pas de fantaisies cartographiques comme dans la version de Laurent Pelly, mais nous retrouvons les bonnets en peau d’ours et les plumets vermillon des grognards et autres grenadiers. Une mise en scène qui semblerait classique et au comble du conservatisme si ce n’est par le tour de génie brillantissime de Jean-Romain Vesperini. Metteur en scène de grand talent, Vesperini réussit le tour de force de garder un visuel d’époque avec une saveur proche du cabaret. C’est magique de voir un classique de tous les temps réinventé avec des émotions proches des nôtres, sans tomber dans la corruption totale de l’oeuvre. Jean-Romain Vesperini nous propose une vision rafraîchissante de cette Fille du régiment que l’on croyait connaître si bien. Les costumes sont signés de Christian Lacroix dont le génie exploite l’architecture de l’ère napoléonienne pour créer très subtilement une farandole de soieries, de fantastiques propositions qui révèlent dans toute leur splendeur les personnages.
Marie est idéalement campée par une Gwendoline Blondeel avec une énergie débordante et un sens impressionnant du théâtre. Vocalement, elle est sublime, les aigus ciselés avec une richesse dans les médiums indéniable et une précision sans faille. Son Tonio n’est autre que l’excellent ténor Patrick Kabongo, aux moyens impressionnants, qui nous charme par une présence scénique fabuleuse et réussit dans son élan à s’approprier le « Ah ! Mes amis » en lui apportant toutes les belles nuances de son talent incroyable. Madame de Berkenfield est l’inénarrable Eléonore Pancrazi que l’on aime entendre et voir sur scène tellement elle est investie dans son rôle de bout en bout sans tomber dans le grotesque, elle humanise un personnage qui, souvent, est brossé en filigrane. Jean-François Lapointe est un Sulpice désopilant et touchant avec une voix superbe. Jean-Gabriel Saint-Martin est un Hortensius d’anthologie.
Gaétan Jarry dans un enthousiasme et une énergie irrépressibles mène l’Orchestre de l’Opéra Royal et le Choeur de l’Armée française sur les sommets escarpés donizettiens. Nous avons été admiratifs du son homogène de l’orchestre, malgré quelques petits décalages parfois. Pour une formation sur instruments d’époque, la musique de Donizetti a semblé prendre des couleurs chatoyantes sous les mains expertes des musiciennes et musiciens de cette belle phalange. Les choristes du Choeur de l’Armée française, en plus d’avoir fourni Jérémie Delvert (en Caporal) avec une belle présence vocale et scénique, se déploient dans toute leur splendeur dans cette partition.
Gamine choyée de son temps, La Fille du régiment a été représentée 55 fois jusqu’en 1841 et la 1000e fois en 1914 ! Les relents patriotiques et libertaires du livret ont ancré le destin de cette enfant française du compositeur bergamasque sur les scènes du monde entier et les gosiers les plus légendaires de tous les temps. Une semaine après la création de La Fille du régiment, le 22 février 1840, le gouvernement du Maréchal Soult, héros de la geste napoléonienne, s’effondre. Il est remplacé par Adolphe Thiers, un opportuniste de petite taille mais de grand talent. Echo social de cette humble fille donizettienne, le 24 février 1840 le gouvernement lance une enquête nationale sur la pauvreté en France qui prendra conscience des abysses sociales dans la joyeuse France de Louis-Philippe Ier. Le « roi bourgeois », malgré son accueil des cendres du grand Napoléon au coeur battant de Paris, n’arrivera jamais à égaler sa légende, il abdiquera en 1848. En revanche, Napoléon poursuivra sa course glorieuse, non seulement sur la scène mais aussi dans les rues avec les chansons de Pierre-Jean de Béranger, là où le peuple saura toujours chanter son souvenir :
« On parlera de sa gloire
Sous le chaume bien longtemps.
L’humble toit, dans cinquante ans,
Ne connaîtra plus d’autre histoire.«
Pierre-Jean de Béranger – Les souvenirs du Peuple (1839)
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CRITIQUE, opéra. VERSAILLES, Opéra Royal, le 8 avril 2025. DONIZETTI : La Fille du régiment. G. Blondeel, P. Kabongo, J.F. Lapointe, E. Pancrazi, J.G. Saint-Martin…. Jean-Romain Vesperini / Gaétan Jarry. Crédit photographique © Julien Benhamou