Nous sommes à l’Opéra de Rouen Normandie pour la troisième représentation d’Aïda de Giuseppe Verdi, signée Philippe Himmelmann. En fosse, le maestro Pierre Bleuse réalise une direction convaincante, bénéficiant d’une distribution rayonnante dont la fabuleuse soprano libano-canadienne Joyce El-Khoury dans le rôle-titre. Une production à la fois flamboyante et intimiste, d’une richesse musicale indéniable.
Aïda ou l’intégrité qui dérange
Crédit Photo © Fred Margueron
Beaucoup d’encre a coulé autour des origines de cet opéra, avec bien des légendes associées à sa composition. En fait, l’œuvre n’a été écrite ni pour l’inauguration du canal de Suez, ni pour celle de l’Opéra du Caire. Elle résulte d’une commande faite à Verdi en 1870 par le Khédive d’Égypte, Ismaïl Pacha. L’opéra est créé avec près d’une année de retard, car les décors et les costumes devaient arriver de Paris et la capitale française était assiégée par les Prussiens. Dans l’intrigue, Radamès, général égyptien victorieux, s’éprend d’Aïda, une esclave qui n’est autre que la fille du roi éthiopien vaincu. Il lui dévoile un secret militaire, puis tombe sous le coup de la loi et finit par se confronter à la mort, … rejoint par Aïda ; Amnéris, la fille de Pharaon, à qui on l’avait fiancé, est le témoin triste de leur sort. Le sujet fait visiblement appel aux valeurs de prédilection du compositeur : amour, patriotisme, dévouement, fidélité, courage. Verdi peut à nouveau démontrer la variété de ses talents, passant des grandioses scènes d’ensemble aux personnages isolés, des passions collectives au drame intime. Le compositeur est ainsi amené à soigner tout particulièrement l’enchaînement des scènes d’atmosphères très diverses, et à exiger des interprètes une étroite complicité pour donner à l’opéra, une unité d’esprit malgré sa complexité.
Dans ce sens, la direction du chef Pierre Bleuse – à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen et de l’Orchestre Régional de Normandie – se révèle remarquable. Sa battue est un heureux mélange de finesse et d’intelligence, avec une attention particulière au contrepoint hardi d’une partition à la riche couleur orchestrale. Ainsi, la scène nocturne sur les rives du Nil est un moment fort, atmosphérique à souhait, où les magnifiques cordes tombent entièrement sous le charme antiquisant d’une flûte solo, excellente. Cette musique sublime coexiste avec la plus célèbre musique martiale du compositeur, l’iconique marche triomphale du 2ème acte, où les cuivres incarnent la solennité et la rigueur d’un rituel collectif.
Les performances vocales des chanteurs se distinguent davantage en partie grâce à la mise en scène intimiste, mais flamboyante, de Philipp Himmelmann. Ici, la scène est unique et épurée ; elle est continuellement éclairée par les murs, composés de lampes mobiles qui peuvent s’interpréter comme des yeux qui regardent la distribution. Un effet parfois troublant ; ses yeux-lanternes parlent aussi du récit par les regards détournés ainsi que par l’absence du regard. La soprano Joyce El-Khoury en Aïda est tout simplement superlative ; son interprétation aussi sensible qu’assurée d’un rôle redoutable; elle forme un très beau couple avec le ténor Adam Smith dans le rôle de Radamès. Ce dernier est bouleversant d’humanité dans l’air du premier acte, « Celeste Aïda », qui est superbement accompagné par trompettes et trombones, mais chanté de façon expressive, douce et enthousiaste en même temps ! Les deux rayonnent d’un lyrisme tragique dans leur ultime duo à la fin de l’opéra « O terra, addio ». La mezzo-soprano Alisa Kolosova dans le rôle d’Amnéris est parfaite dans l’interprétation de ce personnage complexe : elle y est à la fois piquante et émouvante sur scène. Idem pour le baryton géorgien Nikoloz Lagvilava dans le rôle d’Amonasro, roi d’Éthiopie, qui s’impose par sa présence et son chant plein de brio. De même, la Grande-Prêtresse de la soprano Iryna Kyshliaruk touche l’auditoire par la beauté du timbre et son chant cristallin. Enfin, le Chœur Accentus / Opéra de Rouen Normandie, fréquemment sollicités, se montre fabuleusement dynamique dans l’incarnation de la ferveur, à la fois religieuse et militaire. Une Aïda intimiste, ma non troppo, qui touche par sa grande beauté et intégrité !
_______________________________________________
CRITIQUE, opéra. ROUEN, Théâtre des Arts (du 29 septembre au 5 octobre 2024). VERDI : Aïda. J. El-Khoury, A. Smith, A. Kolosova, N. Lagvilava… Philipp Himmelmann / Pierre Bleuse. Photos © Fred Margueron.
VIDEO : Trailer de « Aïda » de Verdi à l’Opéra de Rouen Normandie