Singulier éclectisme de Dauvergne
Créée en 1768, sur un livret de Houdar de la Motte, la comédie lyrique composée par Dauvergne à 55 ans montre la délicatesse et même l’exquise sensibilité dont fut capable ce grand maître de l’opéra français de l’Ancien Régime, post ramiste. Ici, Dauvergne s’ingénie surtout à perfectionner le genre léger et amoureux: les couples appareillés sur la scène ont l’éloquence du coeur tendre mais aussi la profondeur de joutes sincères; le décoratif du genre (air de Spinette au I: » De mille amants... « ) n’empêche pas une certaine vérité du trait qui écarte toute artificiliaté formelle. Cet équilibre était déjà magnifiquement atteint dans Les Troqueurs, joyau comique et sentimental d’une même subtile ambivalence (1753), certainement l’offrande française la plus réussie en réponse au buffa napolitain. Destiné au théâtre officiel le plus prestigieux du royaume, La Vénitienne a l’ambition d’anoblir le genre comique, aussi admirable et fréquentable que la scène tragique et le ballet.
Offrir une nouvelle musique à un livret déjà ancien (mis en musique par La Barre) est visionnaire: Dauvergne anticipe les Gluck, Piccinni, Sachini… invités à renouveler la musique des livrets de Quinault dans les années 1780…
Versatile et éclectique, ni totalement sombre et héroïque, ni vraiment léger et insouciant, l’opéra de Dauvergne déconcerta le public de l’Académie: qu’a à faire ici une scène de magie (acte II), à l’exotisme de pure convention (Venise), dans une comédie où règnent ballets (fin des I et III) et airs illusoirement aimables? Le baron Grimm détesta, tirant à vue sur le Surintendant Dauvergne.
or c’est bien l’alliance originale des genres (grandiloquent, aimable…) qui fonde la séduction actuelle de l’ouvrage.

L’alternance des scènes de pure badinerie, l’évocation de l’antre de la magicienne (Isméride), immersion surprenante de facto du surnaturel lugubre (choeurs infernaux réellement ramistes) dans ce paysage pastoral digne de Boucher ou de Watteau, saisit toujours; Dauvergne est bien un génie du théâtre, ciselant ses effets de théâtre.
Côté solistes, on oubliera vite l’Isménide âpre et maniérée de Isabelle Cals: pour nous le maillon faible du plateau. Les deux sopranos amoureuses sont idéales dans cette peinture sentimentale la plus délicate: Katia Velletaz, Chantal Santon déploient chacune leur timbre finement caractérisé et très sincère; Kareen Durand incarne une sémillante et piquante Spinette. Mathias Vidal et Alain Buet (Octave et Zerbin) poursuivent ici leur carrière dédiée à l’opéra français classique et déjà préromantique, avec cette maestrià éloquente et dramatique sans faille. Quel style naturel et habité!
Tandis que le Choeur de chambre de Namur se révèle exemplaire dans l’articulation des scènes collectives: une maîtrise qui mérite d’être amplement soulignée. L’orchestre de Guy Van Waas se montre à l’image de la direction du chef: généreux, coloré, coulant, passant avec une grande souplesse de détails et de nuances d’un caractère l’autre: les couleurs instrumentales sont à la fête, offrant un festin de teintes miroitantes (bassons, flûtes, cors…), en particulier dans la succession des séquences dansées (décidément très proches de Rameau). Chatoyante et inventive, lumineuse et d’un raffinement jamais contraint ni factice, la musique de Dauvergne (au carrefour des dernières tendances européennes, entre l’héritage ramiste et la saveur des comédies de Pergolèse) ne pouvait trouver meilleurs ambassadeurs. Très belle résurrection.
Antoine Dauvergne (1713-1797): La Vénitienne, 1768. Léonore : Katia Velletaz (soprano). Isabelle : Chantal Santon (soprano). Spinette : Kareen Durand (soprano). Isménide : Isabelle Cals (soprano). Octave : Matthias Vidal (ténor). Zerbin : Alain Buet (basse). Choeur de Chambre de Namur. Les Agrémens. Guy van Waas, direction. 2cd Ricercar RIC327. Enregistrement live réalisé à Liège en novembre 2011.