Evgeni Koroliov appartient à ces pianistes aux rares apparitions françaises, mais dont l’autorité internationale est grande. En récital à Décines, dans l’agglomération lyonnaise, il a pu donner sa mesure en duo dans J.S.Bach (quatre mains, avec L. Hadzi-Georgieva), puis en soliste dans la 32e sonate de Beethoven, la Sonatine de Ravel, Scarlatti et Prokofiev.
Ligeti nous parle de là-haut
Le pianiste russe avait eu l’année dernière un grave accident, et il n’avait pu honorer son engagement en 2006 : le voici, à l’invitation conjointe des Grands Interprètes et du Toboggan, dans une salle en gradins vaste mais d’acoustique peu flatteuse, « quelque part dans l’est lyonnais », où l’ambiance de centre polyculturel est accueillante, le public plutôt chaleureux et attentif, sans trop de « spécialistes » venus pour dresser le palmarès des écoutes comparatives, ou du moins regardés comme oracles vénérés du bon goût. Mais le public ne sait pas forcément qu’il a en face de lui l’un des importants solistes de notre époque, venu de son est natal vers l’Europe occidentale il y a 30 ans. Evgeni Koroliov est l’héritier d’une grande culture pianistique (Heinrich Neuhaus, Maria Yudina, Lev Oborine), lauréat de prix inattaquables (Clara Haskil, Van Cliburn), spécialiste de l’art de Bach (deux prix, à Leipzig et Toronto) dont il a laissé au disque des témoignages passionnants. Giorgy Ligeti a dit de son « Art de la Fugue » qu’il l’emporterait sur l’île déserte, et maintenant qu’il est plutôt là-haut que là-bas, on ne doute pas que dans ses Nouvelles Aventures il ne garde en mémoire de telles interprétations.
La dialectique de l’ombre et de la lumière
Et justement Bach, à son programme : mais en jeu de double, de miroirs et d’échos, puisque dans le domaine de Jean-Sébastien, il est avec sa partenaire (et épouse) Ljupka Hadzi-Georgieva, et qu’il travaille sur transcriptions, de lui-même ou « tout simplement » de Giorgy Kurtag. On comprend d’emblée, avec un extrait de l’Actus Tragicus, que le chemin sera mystérieux, qu’il ira vers l’intériorité, en ne haussant jamais le ton même si ensuite, avec la Passacaille BWV 582, la monumentalité s’imposera, mais dans la logique du discours et pas comme une démonstration de la force constructrice. On aime cette approche calme, résolue, sans emphase, et cette dialectique du quatre-mains dans la confiance d’une lumière sereine.
Et justement la lumière, l’ombre : c’est le leit-motiv d’une conférence introductrice que le musicologue Daniel Gaudet venait de donner pour préparer les auditeurs, références picturales aidant, à mieux pénétrer le sens des œuvres (une formule que les Concerts seraient bien inspirés de reprendre régulièrement). Sur la scène chichement éclairée, revient – démarche juvénile, comportement de très aimable simplicité – ce pianiste bientôt sexagénaire, cette fois pour la part soliste de son récital. C’est bien de lumière qu’il s’agit dans sa 32e Sonate de Beethoven, diptyque ultime où l’abrupt de l’attaque en falaise (allegro) permet la marche à travers les paysages les plus baignés d’une clarté automnale que jamais musicien ait pu écrire (arietta). E.Koriolov fait de cette arietta, par la grâce de son toucher (pourtant le piano n’a rien de convivial !), par la subtilité d’enchaînement des états musicaux, un temps suspendu. De grâce au sens spirituel du terme, au terme d’une progression initiatique dont la présence est si bienvenue là où certains interprètes ne font entendre que « la belle mélodie ».
Lumière autre, évidemment, pour quatre sonates de Scarlatti – dont la plus séduisante est encore celle qui murmure rêveusement -, et précieusement cristalline dans une Sonatine de Ravel encore tout empreinte, comme écrivait Vladimir Jankélévitch, « de la chaste ingénuité du Quatuor ». C’est boîte à musique, « badinage, sourire imperceptible, mélancolie », et l’art d’E.Koroliov s’y fait très français, dans l’esprit de « colloque sentimental » du menuet et sous la rythmique « animée » du final. Puis on rejaillira dans les juvénilités franches du jeune Prokofiev (3e Sonate), avant de revenir pour les bis, dans un moment plus ombre-et-murmure qui fait presque regretter que tout un grand cycle Bach n’ait pas été au programme. Voilà un pianiste nécessaire, qui devrait revenir dans toutes les dimensions poétiques de son art.
Décines. Le Toboggan,
le 23 mars 2007.
Jean Sébastien Bach (1685-1750) : Transcriptions de cantates, sonate,
passacaille. Ludwig van Beethoven (1770-1827) : 32e sonate, Op.111.
Domenico Scarlatti (1685-1727) : Quatre sonates. Maurice Ravel
(1875-1937) : Sonatine . Serge Prokofiev (1891-1953) : 3e sonate. Evgeni Koroliov, Ljupka Hadzi-Georgieva, piano.