Aux défis techniques et expressifs du génial Quatuor de Ravel, la fratrie TCHALIK associe l’écriture de l’ukrainien Boris LYATOSHYNSKY, figure majeure du Kiev futuro-cubiste propre aux années 1920… Tout en révélant les secrets de leur approche chez Ravel, Gabriel TCHALIK, premier violon du Quatuor, explique aussi en quoi les deux compositeurs sont proches, partageant d’évidentes filiations avec les compositeurs slaves et le japonisme ambiant. Ce 5ème album du Quatuor TCHALIK est de loin le plus fouillé, exprimant jusque dans son graphisme et sa ligne éditoriale, le rapport ténue et fécond entre musique et arts plastiques….
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CLASSIQUENEWS : Concernant Ravel, quels sont les défis majeurs que pose la réalisation de cette œuvre de jeunesse ? quels points particuliers avez-vous surtout travaillés ?
GABRIEL TCHALIK : Pour la première fois dans notre parcours discographique, nous nous confrontons à une pièce enregistrée des centaines de fois par tous les grands quatuors. C’est à la fois intimidant et stimulant. Nous pouvons puiser notre inspiration dans un siècle d’enregistrement, depuis les quatuors de l’époque de Ravel, comme le Quatuor Capet (1928) ou le Quatuor Calvet (1937) jusqu’aux stars d’aujourd’hui.
Une des difficultés particulières de l’exécution de ce chef-d’œuvre de la littérature pour quatuor à cordes, est de trouver le tempo juste, celui qui permet de jouer avec LIBERTÉ, tout en gardant un flux continu et en préservant l’unité organique de l’œuvre. Le bon sentiment du tempo permet d’éviter deux écueils :
– celui de tomber dans une version contemplative qui ne rend pas justice au souffle juvénile qui traverse ce QUATUOR ;
– une version rigide et trop métronomique qui passe à côté des trésors de poésie qu’il recèle.
Dans l’optique d’arracher le Quatuor de Ravel à une interprétation communément impressionniste, nous avons cherché à accuser les contrastes dynamiques et harmoniques afin de faire ressortir des lignes mélodiques bien découpées sur des aplats de couleurs plus fauves que pastels.
CLASSIQUENEWS : Est-il juste de reconnaître aux Quatuor ainsi révélés de Lyatoshynsky une couleur originelle et personnelle voire authentiquement ukrainienne ?
GABRIEL TCHALIK : Les deux quatuors que nous avons choisis pour ce disque datent de 1922 et 1928. Durant cette période, la vie culturelle à Kiev était très active et ouverte sur le monde extérieur. Des peintres ou des musiciens pouvaient voyager en Europe puis revenir à Kiev librement. Des éditeurs comme Universal Urtext Wien éditaient des compositeurs ukrainiens et diffusaient les œuvres des compositeurs de la Seconde École de Vienne à Kiev. Ravel et Debussy étaient vénérés par les étudiants en classe de composition du Conservatoire de Kiev.
Boris Lyatoshynsky occupa pendant cette période la fonction de Président de l’Association pour la Musique Contemporaine. Il était donc au centre de cette ébullition artistique. Sa musique s’est nourrie des modernités européennes ainsi que des courants slaves du Groupe des Cinq et de Scriabine, qu’elle synthétise de manière toute personnelle. En cela, nous pouvons dire qu’elle est véritablement ukrainienne, puisqu’elle est l’émanation charismatique du microcosme particulier du Kiev des années 1920, exprimé à travers la personnalité et le talent de Boris Lyatoshynsky.
CLASSIQUENEWS : Quels sont les liens avec Ravel ?
GABRIEL TCHALIK : Nous savons que le Quatuor de Ravel était diffusé largement dans la Russie tsariste puis au début de l’Empire Soviétique.
La première fois que nous avons écouté le Deuxième Quatuor de Lyatoshynsky, nous avons immédiatement pensé au Quatuor de Ravel. Le thème du premier mouvement du 2ème de Lyatoshynsky commence par une seconde majeure descendante, exactement comme le Quatuor de Ravel, et ces deux premières mélodies ont en commun un diatonisme et une transparence évidents. Aux mélodies pentatoniques de Ravel qui se retrouvent dans les quatre mouvements du Quatuor, répond l’incantation pentatonique du deuxième mouvement du quatuor de Lyatoshynsky. Dans les deux cas, la référence au Japon, très à la mode en France au début du XXème siècle, est explicite. Enfin, dernière similarité, le scherzo du quatuor de Lyatoshynsky est principalement constitué d’un motif en quintolets joués trémolo, exactement comme le final du Ravel. Il n’en reste pas moins que la pièce de Lyatoshynsky conserve sa lumière propre, et une expressivité foncièrement différente de celle de Ravel !
CLASSIQUENEWS : Comment s’inscrit ce nouveau disque dans votre travail global ? De quelle façon enrichit-il davantage la profonde identité de votre Quatuor ?
GABRIEL TCHALIK : Cet album s’inscrit dans la continuité de notre démarche discographique. Comme pour nos précédents albums, mais à un degré peut-être encore plus poussé, nous avons souhaité lier la musique aux arts visuels, et en l’occurrence, faire un focus sur ce microcosme culturel à Kiev en invoquant la figure tutélaire d’Alexandra Exter. Cette grande peintre ukrainienne a fondé en 1914 le mouvement cubo-futuriste, théorisé par Kazimir Malevitch, et dont l’œuvre de Lyatoshynsky pourrait être en quelque sorte le pendant musical. Avec le photographe Alexei Kostromin, nous avons imaginé une pochette cubo-futuriste, avec l’aide de la plasticienne Anna Kadet et de la styliste Hanna Kandrashova. Le réalisateur Julien Hanck s’est ensuite emparé de l’esprit de cette pochette pour le tournage des deux clips qui accompagnent notre album. Nous avons adoré travailler avec ces artistes de différents horizons et de grand talent. En cela, cet album tient vraiment une place à part dans notre parcours, car nous n’avions jamais poussé aussi loin le travail en équipe et la recherche esthétique des visuels en lien avec la musique. Et cela nous tenait à cœur de montrer ce lien sous-jacent et inattendu entre deux compositeurs français et ukrainien, en écho à l’histoire de notre famille !
Propos recueillis en juin 2024
Photo : le Quatuor TCHALIK – Gabriel Tchalik, 2è en partant de la gauche (DR)
critique cd
LIRE aussi notre critique complète du CD Ravel / Lyatoshynsky par le Quatuor TCHALIK … L’écoute, l’intelligence à quatre façonnent un son aussi ample que profond qui souligne la parenté des deux compositeurs, précisément en affirmant entre autres (et d’un premier sentiment immédiat à l’écoute) leur carrure rythmique ; de Lyatoshynsky, les Tchalik savent exprimer l’impérieuse énergie, mais aussi le chant réaliste qui se fait crépitements comme un cri dans la nuit. Moins platement séduisant qu’expressionniste et « fauve », le Quatuor en fa de Ravel – partition de 1902, du jeune élève de Fauré, gagne une audace harmoniquehttps://www.classiquenews.com/critique-cd-evenement-ravel-lyatoshynsky-quatuors-quatuor-tchalik-1-cd-alkonost/