lundi 21 avril 2025

ENTRETIEN avec le compositeur Pierre STORDEUR à propos de l’album « PULSIONS » / Concert de lancement le 9 nov 2024 au TAC de Bois-Colombes

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De la rencontre entre le compositeur Pierre Stordeur et le pianiste Julien Blanc découle un disque conçu comme un parcours (« PULSIONS » édité par le label Nowlands), un dialogue musical où la poétique des sons inspire le jeu pianistique, établit de nouvelles connexions sonores avec les auteurs précédents : Ohana, Ligeti, Chopin, Crumb, Bach, Scriabine… Ce sont des arches nouvelles pour des correspondances inédites. Dans le sillon poétique voire expérimental de ses albums précédents (« Collisions », « Masse »), Pierre Stordeur suggère des directions forcément subjectives pour PULSIONS où l’ineffable probable, dessine un schéma mouvant qui a « à voir avec la nature humaine, avec le désir et l’illusion »… C’est un creuset pluriel aussi où s’invitent texte, parole peinture, en une synergie vivante et créative, « une odyssée subtile »…
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CLASSIQUENEWS : Comment avez-vous composé le programme de ce disque ? Comment avez vous sélectionné et agencé chaque œuvre, pour transmettre quel sens ?

PIERRE STORDEUR : Le projet de ce disque renvoie à une collaboration de longue date entre Julien Blanc et moi-même ; nous nous sommes rencontrés en 2015 lors de la 12ème édition du Concours International de Piano d’Orléans. Au fil des années, des projets successifs, nous avons obtenu un corpus d’oeuvres que nous voulions transmettre. C’est donc d’une initiative commune et suite à de nombreux échanges que l’idée du disque est née. Je souhaitais pour ma part éviter un enregistrement monographique. Julien quant-à lui désirait montrer l’étendue de son jeu pianistique. L’idée d’une perspective historique d’œuvres répondait au mieux à nos deux visions. La notion de timbre – la couleur du son – s’est ensuite imposée à nous.
Bien sûr, il ne s’agissait pas de reprendre des oeuvres du mouvement spectral, mais plutôt de trouver des pièces qui, par leur poétique et dans leur langage spécifique, investissaient ce paramètre. Car, au-delà du strict langage musical et des esthétiques différentes, les œuvres dialoguent, entre- elles, avec nous, et ce dialogue constituait déjà les prémices d’un parcours d’écoute du disque.
Ainsi, mes Trois Etudes ont à voir avec les Trois Caprices de Maurice Ohana ; elles en partagent une chatoyante harmonie. C’est une première étape du parcours d’écoute. Dans ce monde acoustique, les repères s’effacent, la pulsation devient alors moins perceptible, les couleurs sont à la fois riches et fugaces. Puis une deuxième phase commence avec Der Zauberlehrling de György Ligeti – une version tout à fait unique soit dit en passant. Le piano devient alors plus concret, plus vingtièmiste, plus prégnant. Mais rapidement ce caractère se dilue dans l’Exil, Prélude d’après… Chopin. L’énergie ligétienne s’évapore dans le suraigu. Fin de la deuxième arche. La dernière partie commence avec Constellations, Prélude d’après… Crumb. Un magma sonore intense donne naissance à une grande mélodie d’accords, vivifiante et dynamique, Le miroir, Prélude d’après… Bach. Mais c’est surtout lorsqu’elle s’arrête qu’on perçoit l’ultime liaison poétique ; celle d’un rétrograde imaginaire avec le début des Trois Etudes op.65 d’Alexandre Scriabine. Ces oeuvres dialoguent. Rien ne les y prédisposait. La brillance et la virtuosité scriabinienne terminent alors ce voyage musical et conclut le disque.

 

Pierre Stordeur © Grace Tian

 

CLASSIQUENEWS : Quelles en sont les sources d’inspiration (sujets, compositeurs précédents, …) ? Y a t il une direction, une architecture sous jacente pour chaque pièce ?

PIERRE STORDEUR : Travailler à l’élaboration d’un disque, c’est, en ce qui me concerne, proposer à l’auditeur de vivre un moment musical à la fois subjectif et assumé. Entrer dans un temps sensible qui, par définition, aura très peu à voir avec la rationalité ou avec l’objectivation des oeuvres. Les notions de sujet ou de thématique s’effacent. Le propos – bien que le terme soit en lui-même assez peu pertinent – se situe dans l’ineffable. Dès lors, on ne peut que très vaguement orienter l’auditeur. C’est le rôle, par exemple, des sous-titres de mes oeuvres – pour lesquels j’use principalement de mots-clés – qui proposent des évocations très lointaines et ouvertes. Ils décrivent parfois mes inspirations. Mais rien ne prouve qu’elles soient perçues en tant que telles par l’auditeur.
« Collisions » renvoient à l’instant historique de la confirmation de l’existence du boson de Higgs au Cern. J’imaginais alors des collisions harmoniques, puis des collisions secondaires et tertiaires jusqu’à la disparition complète de l’énergie initiale. C’est la forme de l’oeuvre, l’énergie se dissipe.
Dans « Masse », la physique est encore là, mais cette fois, les sons s’engluent dans une étrange force d’attraction et de résonance. « Pulsions » a à voir avec la nature humaine, avec le désir et l’illusion. D’ailleurs, elle se transforme en illusion de Shepard – un son continuellement ascendant – dans la partie centrale. L’illusion fonctionne. Presque. Elle devint alors une obsession ; une pulsion incontrôlable.
Les préludes d’après… constituent au contraire une oeuvre de prospection ; je tâche, depuis plusieurs années déjà, de développer un langage musical basé uniquement sur l’accélération ou le ralenti du mouvement. Trouver les outils et les moyens qui permettent la mise en oeuvre de cette vision devient alors une sorte de parcours initiatique dont chaque prélude constitue une étape, nouvelle et importante. C’est seulement ensuite que le sous-titre s’impose, indépendamment de la recherche technique qui lui est affilée. L’exil ? celui de Chopin ? Le Miroir déformant Bach ? Les Constellations du Zodiac des Makrokosmos de Crumb ? Tout cela est possible.

 

CLASSIQUENEWS : Pour les interprètes, pianiste et récitants, quels sont les enjeux, et les défis techniques, interprétatifs ?

PIERRE STORDEUR : Le défi principal a déjà été, pour nous tous, de vouloir sortir des sentiers battus et proposer une version revisitée à la fois du livret et mais aussi du récital de sortie du disque ! La notion de liaison poétique ne pouvait se limiter au simple programme musical, et il fallait bien qu’elle investisse aussi le paratexte ! Ainsi, Julien et moi avons souhaité qu’une synergie d’artistes s’exprime en lieu et place du traditionnel discours historique et analytique du livret. Nous avons travaillé en étroite collaboration avec Arsène Caens, docteur en sociologie de l’art, pour qu’il organise et conçoive le livret. Il s’en est suivi une fructueuse collaboration avec les poètes contemporains Jacques Jouet, Samuel Deshayes et Guillaume Marie, l’illustrateur Ewen Blain, le pianiste Antoine Ouvrard ou encore la documentaliste Aurore Blaise. Tous interviennent dans un échange libre et improvisé – ayant en main le texte qui devait constituer à l’origine la note de livret – enregistré puis retranscrit a posteriori. Il en ressort une spontanéité qui ne peut que toucher le lecteur. L’aspect labyrinthique des informations disséminées dans la conversation a quelque chose de tout à fait ludique. On se révèle dans la lecture comme on se révèle dans l’écoute.
Il ne restait plus qu’à trouver un pendant visuel pour compléter cette synergie ; un rôle tenu par l’artiste Shuxian Liang. Ses oeuvres de textures, presque stochastiques, de grandes dimensions, incarnent les sons du disque. Elles les rendent visibles. Voilà donc quel était le véritable défi : aligner autant d’efforts, de tant d’artistes qui, par nature, sont si différents. Un enjeu de taille.
Rendre désormais vivant ce travail sur le livret, lui permettre d’envahir l’espace de la scène, tel est le défi qui nous attend le 9 novembre 2024. Julien, Arsène, Jacques et moi, nous serons là pour incarner la voix à cette synergie en temps réel. Nous invitons les spectateurs à un concert alliant musique, poésie, projections mais surtout à une odyssée subtile, à un dialogue entre nos oeuvres.
C’est à la fois un défi créatif – nous avons à faire à une dramaturgie poétique, rien de moins – mais aussi un défi d’interprétation car chacun devra s’inscrire dans un projet qui dépasse son propre domaine d’expertise. Il faudra alors tâcher d’apporter une personnalité, une individualité sans pour autant rompre l’équilibre collectif. Un challenge très excitant. Bienvenue à tous !

 

Pierre Stordeur © Jeanne Weyer-Brown

 

CLASSIQUENEWS : Vers quels thèmes ou réflexions, souhaitez-vous inviter l’auditeur ? pour quelle type d’expérience musicale ?

PIERRE STORDEUR : Ce qui est intéressant dans la notion même de lien poétique, c’est l’extrême richesse et l’extrême diversité des possibilités. Dans ce domaine, la créativité peut s’exprimer pleinement, affranchie de toutes contraintes matérielles, avec, pour seul but, le respect des matériaux artistiques mis en oeuvre. Par son honnêteté et par sa spontanéité, l’expression artistique captive et touche le spectateur, non par une explication rationnelle ou par le panégyrique élaboré. Ceux-ci ont une autre fonction. Alors, on peut s’interroger : comment se fait-il qu’un poème de Jacques Jouet, écrit en 2008, puisse entrer si bien en relation avec l’étude pour piano Pulsions composée en 2020 ?
Comment se fait-il qu’un pianiste habillé en tennisman arrive, raquette en main, pour donner des informations sur la musique d’Ohana et de Scriabine ? Ces liens sont-ils fortuits ? Peut-être, sans doute, mais ils existent bel et bien, ils investissent le réel. Les œuvres, par leur justesse, se rapprochent, nous le ressentons sans pour autant pouvoir l’expliquer clairement. C’est une immersion des sens et non de l’intellect. Telle est l’expérience que nous voulons proposer grâce au disque, au livret ou au récital. De sortir de l’écoute, de la lecture ou de la représentation comme l’on sortirait d’une projection cinématographique d’un Lynch ou d’un Tarkovsky, en s’interrogeant sur les mécanismes qui ont permis l’émotion, irrationnelle mais pourtant bien présente.

 

CLASSIQUENEWS : En quoi ce nouveau programme est-il en accord avec la ligne artistique du label Nowlands ?

PIERRE STORDEUR : Le label NOWLANDS n’a pas de ligne artistique définie. Il s’agit plutôt d’une invitation faite aux artistes à explorer des univers très personnels dans des axes ou des directions originales et sans a priori, dans lesquelles l’excellence musicale est la seule condition. Dans le cas de Pulsions, je dois admettre que le label nous a laissé une grande liberté et n’a jamais chercher à interférer dans la ligne artistique qui se dessinait au fil des sessions. Nous avons même pu bénéficier d’une grande plage de temps entre les premiers enregistrements et l’édition finale de l’objet, ce qui, je dois l’admettre, a permis d’aller au bout des idées. Enfin, je dois insister sur la qualité à la fois de la maîtrise technique – l’enregistrement, la prestation – mais aussi de l’échange humain. Nous avons trouvé en la personne d’Andy Sfetcu un interlocuteur remarquable, très ouvert aux recherches et aux expérimentations, mais aussi réceptif aux intentions et ce, malgré leur complexité. Nous le remercions donc chaleureusement ainsi que toute l’équipe, Diego Pittaluga, Luis Rigou, qui a su nous soutenir dans notre projet !

Propos recueillis en octobre 2024

Photos : Pierre Stordeur (DR)

 

Agenda

CONCERT « PULSIONS », BOIS-COLOMBES, sam 9 novembre 2024.
LIRE ici notre présentation du concert PULSIONS / Julien Blanc / Pierre Stordeur : https://www.classiquenews.com/bois-colombes-92-tac-sam-9-nov-2024-julien-blanc-pierre-stordeur-pulsions-concert-de-lancement-lecture-performance-entree-libre/

 

 

BOIS COLOMBES (92). TAC, sam 9 nov 2024. Julien Blanc / Pierre Stordeur : « PULSIONS », concert de lancement, lecture, performance… (entrée libre)

 

 

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