En complicité avec le violoniste Ambroise Aubrun, la claveciniste Mireille Podeur éclaire l’invention libre et sans limite des 6 Sonates BWV 1014, composée par JS Bach alors au service de la Cour du Prince Leopold Anhat à Coehten (1717). Choix des tempi et des affects qui leur correspondent, ornements, options d’une interprétation toute en subtilité et respirations justes, Mireille Podeur précise les choix interprétatifs du duo, tout en soulignant la très haute valeur musicale du cycle ainsi abordé.
CLASSIQUENEWS : Pourquoi avoir choisi ces œuvres en particulier ?
MIREILLE PODEUR : C’est une proposition d’Ambroise, un projet aux « confins du confinement » en 2020. Ce corpus est un monument de la littérature pour clavecin et violon. Il était pour ma part lové secrètement parmi ces textes fondamentaux du quotidien. Il fallait que cette aventure arrive un jour et c’était le moment.
CLASSIQUENEWS : Tempi, indications… En quoi est-il particulièrement bénéfique de travailler sur les tempi en les reliant à un sentiment ou un caractère précis? Quelle est cette géographie des affects que Bach semble maîtriser alors ?
MIREILLE PODEUR : Réfléchir sur le tempo, c’est pour chaque mouvement choisir l’essence fondamentale de sa respiration. Les critères de choix sont à l’époque de Bach liés à la Rhétorique des affects mais aussi aux écritures chorégraphiques et la connaissance des tempi de la danse. Ils sont également touchés par l’essence même des sujets mélodiques qui induisent plus ou moins de phrasés ciselés. En conséquence le choix d’un tempo, c’est chez Bach le choix d’un discours éloquent et bien mené, qui sait émouvoir et convaincre. On sait aussi qu’il était très sensible aux acoustiques, particulièrement à celles des lieux de culte dont il détenait la tribune. Le lieu d’enregistrement de notre disque à cet effet a joué un rôle déterminant.
CLASSIQUENEWS : Quels en sont les apports pour l’interprète et comment se manifestent vos choix dans cet enregistrement ?
MIREILLE PODEUR : La démarche du musicien qui s’immerge dans le répertoire de cette époque ne peut se départir des sources objectives révélées par les textes écrits (préfaces, traités, correspondance..), par l’iconographie, par la comparaison des langages chez le compositeur même et chez ses contemporains. Ces apports constituent une somme de connaissances fondamentales incontournables pour toute immersion réussie.
Nous avons ainsi choisi de hiérarchiser du plus rapide au plus lent les mouvements, en fonction des sources de connaissance nombreuses sur les termes tels Largo, Allegro …. en tête de chacune des pièces. Nous avons également associé l’écriture aux caractéristiques de certaines danses comme l’allemande ou de pièces emblématiques comme la sicilienne.
CLASSIQUENEWS : La liberté de l’interprète se révèle aussi dans le choix des ornements. Quelles ont été vos décisions dans ce domaine ? Que soulignent-elles de l’écriture de Bach ?
MIREILLE PODEUR : Ornementer est un acte fondamental dans le langage de cette époque et une pratique inhérente à l’improvisation. Loin d’être figé, le texte que Bach nous transmet offre les cadres d’une expression propice à la transcendance de sa musique. L’ornement ne se réduit pas à la seule fonction de « décoratio ». Il est à la fois une ponctuation de repos ou de cadence finale, il souligne la progression vers un point culminant de l’écriture, il enrichit l’expression des affects, il se développe en de multiples combinaisons sur les paliers successifs d’une marche harmonique, il nourrit la vivacité d’un trait et l’aboutissement de son énergie. Outre les tables d’ornementation propres à chaque compositeur, la pratique du Partimento si courante à cette époque nourrit aussi tous les embellissements des lignes mélodiques dans un contexte de riches discours contrapuntiques. Tous ces procédés servent chez Bach l’immense subtilité de son discours. Ils obéissent à la construction que la Rhétorique a codifiée. Ils soulignent et éveillent la conscience de la parole énoncée et du discours multiple des émotions exprimées.
CLASSIQUENEWS : Savons-nous où ces Sonates ont été jouées et dans quel contexte ? Des indices dans ce sens pour orienter les choix de l’interprète ?
MIREILLE PODEUR : Ces sonates ont nourri avec un nombre important d’œuvres instrumentales toute la période du séjour de Bach alors qu’il était responsable de la vie musicale à la cour du prince Anhalt de Coethen.
Elles ont été plusieurs fois remaniées jusqu’à la fin de sa vie et n’ont fait l’objet d’aucune publication. Jouées dans le cadre familial ou amical, elles sont restées un répertoire vivant, sujet à de multiples transformations. Cette réalité nous a encouragés à faire de même ! La liberté d’ornementer, le souci de la diversité des phrasés, les interrogations sur la diversité des tempi ont nourri la réalisation de cet enregistrement que nous avons souhaité avant tout vivant et joyeux.
CLASSIQUENEWS : Sur quels aspects avez-vous travaillé avec Ambroise Aubrun ? Quels sont les choix esthétiques sur lesquels vous vous êtes retrouvés ?
MIREILLE PODEUR : Nous avons oeuvré de concert et les choix esthétiques se sont très vite révélés harmonieux. Nous avons beaucoup travaillé sur l’idiomatique des instruments et les choix ornementaux, adaptant les dessins à l’aisance du geste, comme une belle évidence. La fabuleuse beauté du son développée par Ambroise nous a poussés très loin dans l’expression d’une émotion la plus éloquente.
Nous avons également plusieurs fois expérimenté, façonné, proposé et décidé sans imposer. En cela le travail en duo est des plus fascinant et intime à la fois. Un grand bonheur.
CLASSIQUENEWS : Du violoniste ou du claveciniste, quel interprète est-il le plus dominant et conducteur ? Comment se réalise cette notion de conversation entre les 2 instruments ?
MIREILLE PODEUR : J. S. Bach a très bien défini le rôle de chaque instrument pour chaque mouvement. La multiplicité de ses choix fait la richesse de ce corpus.
Nous nous sommes donc engagés dans cette voie. L’analyse de chaque pièce a déterminé à chaque fois le rôle de chacun. Nous sommes passés de conversations à trois voix (plutôt qu’à deux instruments, la main gauche de la partie de clavecin étant « furieusement » concertante, au même titre que la main droite !), à un discours comprenant accompagnement à l’un et chant éloquent à l’autre. Ce sont ainsi les circonstances musicales qui ont défini le rôle de chacun.
CLASSIQUENEWS : Dans votre parcours artistique, que représente ce nouvel album ? En quoi prolonge-t-il de précédents travaux / En quoi ouvre-t-il de nouvelles perspectives artistiques et esthétiques ?
MIREILLE PODEUR : Sur le plan musical, ce nouvel album entame un nouveau parcours avec cet immense compositeur que j’ai gardé en moi jusqu’à présent un peu secret. Il me permet d’exprimer de profondes convictions sur l’interprétation de ce répertoire, particulièrement sur l’espace inventif qu’il nous accorde, loin d’une austérité souvent prônée qui à mon sens ne lui convient pas. Sur le plan humain j’ai retrouvé un musicien que j’avais rencontré il y a vingt ans et cette collaboration est loin de se terminer ! Un peu magique tout cela ! Merci à Ambroise.
CLASSIQUENEWS : Une anecdote pendant l’enregistrement ? Un souvenir qui reste lié aux sessions de travail …
MIREILLE PODEUR : Le plus beau souvenir restera sans nul doute les premières notes jouées par Ambroise à titre d’essai acoustique, un an avant l’enregistrement dans le cellier de l’Abbaye de Saint-Amant de Boixe. Moment magique. Je me suis dite que commençait là une très belle aventure.
Propos recueillis en juillet 2023
LIRE ici notre présentation annonce du CD événement : 6 Sonates BWV 1014 par Mireille Podeur (clavecin) et Ambroise Aubrun (violon) – 1 cd HORTUS : https://www.classiquenews.com/cd-evenement-annonce-js-bach-6-sonates-bwv-1014-1019-mireille-podeur-clavecin-ambroise-aubrun-violon-2-cd-hortus/
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