Entretien exclusif avec
à propos du livre Parsifal et l’Enchanteur
L’auteur italien Nicola Montenz vient de publier chez JCLattès (Parsifal
et l’Enchanteur), un livre passionnant éclairant la relation
ambivalente entre Louis II de Bavière et Wagner. Entretien exclusif avec
l’auteur.
Vous avez travaillé de longues années sur les sources directes
concernant Louis II et Wagner (correspondances, témoignages,…). Selon
vous, qu’est-ce que représentent les opéras et l’univers lyrique de
Wagner pour Louis II ? Comment le roi a-t-il pu être autant séduit et
fasciné par le monde wagnérien ?
L’univers lyrique – et, plus encore, l’univers théâtral – de Wagner ont
incontestablement représenté pour Louis II une sorte de monde parallèle.
Un refuge imaginaire, loin de la médiocrité du quotidien, et où la
monarchie s’imposait encore comme une incarnation de la divinité. Même
s’il était le souverain d’une monarchie constitutionnelle moderne, le
jeune Wittelsbach restait particulièrement attaché à cet idéal. À ce
titre, son pouvoir limité l’horrifiait, et il n’avait que mépris pour
l’embourgeoisement de sa cour et de la famille royale elle-même. Wagner
lui offrait tout autre chose, qui plus est par le biais d’une langue
alambiquée, archaïsante et, en un sens, « sacrale ». Mais n’oublions pas
que Louis II était également un passionné de mythologique nordique. Il
ne pouvait donc qu’être le lecteur – et, plus tard, l’auditeur – idéal
des œuvres du Maître. Malgré leurs quelques incohérences et leurs
défauts ponctuels, les opéras wagnériens avaient su donner une forme
organique à tout le patrimoine mythologique germanique et scandinave.
Wagner avait ainsi créé une sorte de rêve infini et harmonieux où Louis
II pouvait se plonger à sa guise.
Dans lequel de ses châteaux l’opéra wagnérien est-il le plus présent ?
Neuschwanstein est sans conteste le « temple wagnérien » de Louis II, au
moins dans sa conception. En premier lieu, pour son emplacement
géographique, mais aussi pour sa forme architecturale, un mélange de
néo-gothique et de néo-byzantin qui représente une sorte d’incarnation
symbolique de la monarchie. En dernier lieu, parce que les salles sont
ornées de peintures retraçant quasiment toutes les légendes germaniques
dont sont inspirés les opéras de Wagner.
Le temps d’achever la construction de Neuschwanstein, le palais de
Linderhof finit toutefois par devenir un véritable musée wagnérien à
ciel ouvert. Édifié tout près du monastère d’Ettal et de la célèbre
petite ville d’Oberammergau, ce petit bâtiment néo-baroque dispose d’un
immense parc en pente raide où l’on trouve non seulement la célèbre
« Grotte de Vénus » mais aussi deux stupéfiantes constructions inspirées
de Parsifal et de La Walkyrie : l’ermitage de Gurnemanz et la cabane de
Hunding. Autant de rêves wagnériens que le souverain souhaitait voir
devenir réalité.
Quel palais à votre préférence et pour quelle raison?
Difficile de trancher. Même si je connais ces trois châteaux depuis mon
enfance, mes nombreuses visites (la dernière remonte à la rédaction de
Parsifal et l’Enchanteur !) m’ont systématiquement laissé des
impressions très contrastées. Si j’aime énormément l’emplacement et –
sur un plan plus abstrait – l’idée de Neuschwanstein, la réalisation
concrète me laisse déjà plus perplexe. De la même façon, j’aime le parc
de Linderhof bien davantage que ses salles intérieures. Les
constructions « wagnériennes » m’intéressent moins encore. Quant à la
grotte, elle me laisse complètement indifférent. Reste Herrenchiemsee,
la réplique inachevée de Versailles bâtie sur l’île de Herrenwörth, au
centre d’un lac magnifique – le Chiemsee. C’est peut-être le plus
original et le plus triste des trois châteaux. Et je ne dis pas cela
parce que l’univers wagnérien en est complètement absent. Il suffit de
regarder ses briques brutes pour imaginer le tourbillon de
contradictions, de délire et de désespoir qui accompagna les dernières
années de la vie de Louis II.
Pouvons-nous déduire que le jeune roi s’est identifié aux grands rôles
masculins wagnériens : Lohengrin, Tannhäuser, Siegfried, Tristan,
Parsifal ? Parsifal occupe une place privilégiée (vous le laissez
supposer dans le titre de votre livre : Parsifal et l’Enchanteur), pour
quelle raison ? En quoi chaque personnage lyrique trouve-t-il une
résonance dans la vie du souverain ?
Parsifal est le « Chaste Fol » : ce que Louis II aurait voulu être, sans
jamais le pouvoir. Le chevalier était non seulement un modèle idéal,
mais aussi le chef d’une communauté exclusivement masculine. Un détail
qui, à en croire plusieurs chercheurs, serait loin d’être étranger à
l’affection toute particulière de Louis II pour ce personnage. Pendant
les dernières années de sa vie, le roi devint effectivement un véritable
double de Parsifal, en même temps que son contraire. Un Parsifal livré
au vice, aux biens matériels et au mal. Un Parsifal inaccessible pour
les non-initiés, et maître d’un vrai harem masculin. Les éclairs de
lucidité du monarque le mettaient au supplice. Confronté à ses propres
contradictions, Louis II était parfaitement conscient de violer
l’ensemble des principes religieux et moraux qu’on lui avait inculqués
dès sa plus tendre enfance.
Le projet de transformer Louis II en Siegfried, entre 1864 et 1865, ne
donna, quant à lui, aucun résultat probant. Il faut dire qu’en plus de
la faiblesse dramatique (je ne dis pas musicale !) du personnage, la
personnalité du fils de Siegmund était aux antipodes de celle du roi !
Parmi les autres héros wagnériens, je trouve en fin de compte que Louis
II se rapproche profondément du personnage de Tristan, l’homme qui hait
le jour. N’est-ce pas pour donner chair aux amours de ce héros nocturne
et adultère que Wagner créa une musique incandescente, parmi les plus
belles jamais imaginées par l’esprit humain ?
Wagner influence Louis II. L’inverse est-il envisageable ? De quelle
manière Louis II a-t-il peut-être influencé l’écriture du compositeur
(la chronologie, la genèse des œuvres en particulier pour le Ring et
Parsifal) ?
Je n’ai pas la sensation que Louis II puisse avoir influencé Wagner. Les
ressorts de la production artistique wagnérienne étaient un mystère
pour lui. Rien ni personne ne sut d’ailleurs jamais en contrôler le
cours et la qualité. S’agissant maintenant de son blocage créatif,
Wagner ne produisit rien pendant ses années munichoises mais retrouva
l’inspiration après son départ forcé de Bavière. Mais soyons clairs :
Wagner n’aurait jamais eu les moyens d’assurer son luxueux train de vie,
d’abord en Suisse, puis à Bayreuth et en Italie, sans l’aide financière
du roi. C’est grâce à l’argent de la couronne bavaroise qu’il fut libre
de composer sans suivre d’autre règle que ses imprévisibles caprices.
La rencontre entre les deux individus se réduit-elle à deux
personnalités emmurées dans leur imaginaire ? Y a-t-il eu entre eux
incompréhension ou véritable entente ?
Le roi et le compositeur surent, dans une certaine mesure, communiquer
et se comprendre. Il suffit pourtant à Wagner de saisir que Louis II
n’avait aucunement l’intention de devenir un pantin entre ses mains pour
que leurs rapports se refroidissent sur-le-champ. Les sentiments
d’affection sincère laissèrent rapidement place à un opportunisme
manifeste des plus répugnants. Leur relation devint dès lors presque
exclusivement épistolaire, et, bien souvent, « théâtrale ». Ainsi
commença la représentation artificielle d’une amitié qui devait être
unique et légendaire mais qui, en réalité, ne l’était pas du tout.
Tandis que le manque de tact de Wagner révulsait le souverain, le Maître
finit par se lasser de ce roi névrotique auquel il resta toutefois lié
pour de mesquins calculs pécuniaires.
Après avoir écrit ce livre, avez-vous modifié votre compréhension
profonde de l’œuvre wagnérienne ? de l’homme Wagner ? Si oui, de
quelle façon ?
Je ne crois pas. L’amour débordant que je porte au musicien Wagner
depuis ma jeune adolescence n’a pas changé d’un iota. S’agissant de
l’homme, je crois que l’écriture de ce livre m’a conduit à nuancer
l’opinion extrêmement négative que je m’en faisais. Les excès
vertigineux où l’ont conduit son égocentrisme et son opportunisme
hasardeux n’étaient pas nécessairement le fruit d’une préméditation ou
d’une volonté de faire le mal. Ils illustrent davantage la sottise
spontanée d’un homme incapable de prendre en considération d’autres
existences que la sienne. Une sottise pathétique, en un sens, mais en
même temps puérile et désarmante.
Reste son antisémitisme, un élément qui est loin d’être innocent et dont
j’ai mesuré l’ampleur en écrivant le dernier chapitre de ce livre.
Faire de Wagner un nazi avant la lettre est certes une erreur
monumentale, mais c’est pourtant bien lui qui jeta les bases de
l’antisémitisme allemand à partir des théories raciales du comte
Gobineau. Et si ce cocktail explosif posa les jalons du futur
antisémitisme nazi, c’est qu’on finit par le réélaborer pour lui donner
une forme organique. Du haut de leur chaire universitaire, les fidèles
de Bayreuth (Ludwig Schemann en tête) se chargèrent alors de répandre
les théories dont s’imprégnèrent des générations d’enseignants et de
bons bourgeois. Hitler, Rosenberg, Goebbels et Streicher en sont les
plus terribles produits, comme je pense l’avoir démontré dans mon
dernier livre, L’armonia delle tenebre [L’harmonie des ténèbres], tout
récemment paru en Italie. Cela ne veut évidemment pas dire qu’Hitler
n’aurait pas existé sans Wagner. Toujours est-il que les écrits du
Maître inspirèrent largement la volonté de distinction raciale et
d’élimination de la différence théorisée moins d’un demi-siècle plus
tard par les idéologues du national-socialisme.