mardi 22 avril 2025

Ernest Ansermet (1883-1969), chef d’orchestrePortrait subjectif (2)

A lire aussi

Les témoignages discographiques d’Ansermet pour Decca (1947 – 1967)
Le répertoire d’Ernest Ansermet compte près de 300 œuvres, qu’il a en grande partie enregistrées. Il a connu toutes les techniques d’enregistrements, de l’ère acoustique à la stéréophonie mais cela n’aurait rien changé sans un véritable intérêt de sa part pour les progrès dans la retransmission du son. Il commence à enregistrer dès 1916 et dirige alors l’Orchestre des Ballets Russes dans Schéhérazade de Rimski-korsakov. Le voilà lancé ! Malgré quelques passages dans les studios, ici ou là, c’est en 1946 que sa carrière « discographique » débute véritablement, lorsque la jeune firme anglaise Decca lui propose d’enregistrer Petrouchka de Stravinsky avec l’Orchestre Philharmonique de Londres. Grand succès. Decca lui propose alors un contrat exclusif. Les Anglais sont prêts à lui offrir tous les orchestres qu’il souhaite. Mais, si Ansermet enregistre quelques microsillons avec l’Orchestre Philharmonique de Londres, l’Orchestre Symphonique de Londres ou l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire de Paris, témoignages aujourd’hui bien rares puisque Decca a toujours préféré rééditer les versions plus tardives en stéréophonie, le chef ne veut pas vraiment de ces orchestres « étrangers » : il veut « ses » musiciens, ceux de l’Orchestre de la Suisse Romande. Et « sa » salle aussi, celle du Victoria Hall de Genève. Si Decca veut l’avoir dans son écurie, c’est avec l’Orchestre de la Suisse Romande, sinon rien.

Précédent chapitre : Portrait subjectif d’Ernest Ansermet

Peut-on définir le style Ansermet?

Beaucoup de discophiles trouvent parfois que les gravures d’Ernest Ansermet sont loin d’être parfaites. Pour certains d’entre eux, l’orchestre serait moyen : manque d’homogénéité entre les pupitres, cordes assez faibles (notamment des aigus « acides »), matière sonore générale de l’orchestre un peu sèche. Un diagnostic qui ne manque pas de vérité. Cependant, dans les années 1950, certains orchestres français, comme la Société des Concerts du Conservatoire n’étaient pas toujours enthousiasmants. Pour d’autres, Ansermet serait un chef à la technique défaillante, et sa froideur, son manque d’engagement ne pourraient pas le sauver. Un bilan sévère naturellement. Nous-mêmes avons nos préférences et par la suite, nous pourrons nous exprimer aussi de façon sans doute injuste.
Souvenons-nous de deux autres très grands chefs du XXème siècle, qui ont énormément enregistré, Antal Dorati et Herbert von Karajan. Inutile de signaler que le nombre d’indispensables ou de pépites dans leur discographie est lui aussi réduit. La situation est identique pour le directeur de l’Orchestre de la Suisse Romande. Tout chef ne peut pas être toujours à son sommet. Mais Ansermet reste indéniablement un grand chef parce qu’il a un point de vue, une conception, et très souvent, son geste réalise suprêmement sa pensée. Voici quelques exemples. Ansermet enregistre quatre fois La Mer de Debussy avec l’Orchestre de la Suisse Romande, en 1947, 1951, 1957 et 1964. La vision du chef ne change guère, à tel point que vouloir départager chacune des versions est un véritable casse-tête : mêmes éclairages aux reflets multiples, architecture formelle idéale, ampleur du geste éblouissante, phrasés pensés et vivants, justesse et régularité des tempos. Si l’on considère plus spécifiquement la troisième partie, le Dialogue du Vent et de la Mer, on remarque qu’Ansermet n’accélère à aucun moment, ce qui peut perturber l’auditeur : cette vision ne manquerait-elle pas d’élan ? Aux détracteurs, on dira que l’Ina possède un live passionnant de 1967, non édité, avec l’Orchestre Philharmonique de l’O.R.T.F, où Ansermet reste totalement lui-même, aussi égal dans son rapport à la musique. Il y a donc bien une « tête » ici, qui pense, qui impose ses volontés, même si cela doit aller à l’encontre de ce que l’auditeur peut désirer a priori. Ansermet nous impose véritablement une autre écoute, il n’est pas de ceux qui flattent l’auditeur. En ce sens, ses gravures font autorité. Naturellement, les quatre versions officielles de La Mer présentent aussi des différences entre elles. Celle de 1947 montre sans doute le chef à son plus haut sommet d’inspiration et d’imagination. Les suivantes restent très belles mais paraissent moins abouties : il faut écouter – attentivement – comment, en 1947, dans la troisième partie, le motif presque badin puis vraiment macabre qu’entonnent en notes longues les bassons, violoncelles, contrebasses, puis les cors, contamine le discours musical jusqu’à ce qu’il se…rompe effectivement dans un fortissimo impressionnant. Cet épisode, peu de chefs ont su lui donner, tout en restant attentifs à l’architecture globale de l’œuvre, ce caractère de danse de la mort.
Les mélomanes peuvent redécouvrir depuis peu l’enregistrement remarquable de la Quatrième Symphonie de Sibelius (1963), réédité au sein du coffret Original Masters (Decca 4758140). Remarquable parce qu’unique. La vision d’Ansermet est d’un dépouillement extrême, d’une tristesse blanche. Ansermet est l’un des seuls à avoir compris et tenté de reproduire de façon aussi extrémiste le coté désertique, nu, déshumanisé de cette musique. Le dernier mouvement est à cet égard singulier. Il procure une sensation de gêne persistante et croissante, il simule d’une façon prodigieuse la dévitalisation de l’espace. Aucun plaisir hédoniste à la Karajan, tout aussi bouleversant. Aucun cataclysme à la Beecham (BBC Legends, Live RPO, 1954), totalement effrayant. Tout autant que ses deux collègues, mais différemment, Ansermet traduit le message sibélien avec une rare acuité et une justesse psychologique incroyable.

Scintillement poétique, timbre et couleur

Si Ansermet s’attache à retranscrire « le plus complètement le sentiment qui chez l’auteur a pris forme musicale » (selon ses propres paroles), il souhaite nous faire entendre aussi une œuvre telle qu’elle est, à savoir musique, sons et rythmes. Ansermet a une prescience remarquable de l’impact du timbre sur nous, auditeurs. C’est pourquoi, sans doute, ses interprétations des œuvres de Stravinsky restent encore aujourd’hui passionnantes. Le Sacre du Printemps (1957) est extraordinaire par les timbres crus, rauques, parfois même agressifs ou stridents que le chef helvétique demande à son Orchestre de la Suisse Romande (Danse de la Terre, Rondes Printanières, Cercles mystérieux des adolescentes, Danse sacrale). L’orchestre n’est sans doute pas aussi « confortable » que bien des orchestres actuels. Mais l’œuvre de Stravinsky garde sa saveur ; sa modernité sauvage et dérangeante n’est pas édulcorée. Dans Petrouchka (1957), le tableau II est une succession de moments aussi poétiques les uns que les autres. Le chef réussit à concilier presque idéalement vigueur rythmique, qui devient parfois même sécheresse assourdissante, et scintillement poétique. Le dialogue entre le piano et la flûte (vers 1’35’’) est tout simplement magique.
De la même manière, le timbre et la couleur sont des données essentielles de l’intégrale des Symphonies de Beethoven (1958-1963). Le regard d’Ansermet sur ces œuvres majeures de l’Histoire de la Musique est presque unique à l’époque, d’autant plus qu’elles étaient considérées comme la propriété quasi-exclusive des orchestres de tradition germanique, mais il ne faut pas oublier les très belles intégrales de Monteux (LSO, VPO, Decca / Westminster, 1958-1962), Dorati (RPO, à rééditer, où sont les bandes ?), Leibowitz (RPO, Chesky) ou Schuricht (Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, Emi). A la même époque, et tout comme le Suisse, ces chefs recherchaient eux aussi d’autres univers sonores. Ansermet frappe encore par ses couleurs très franches, ses textures d’une clarté absolue ainsi que par un suprême équilibre entre lyrisme et bouillonnement de la matière, accents et grande ligne. Son Beethoven est puissant, noble, très maîtrisé et architecturé : la progression du discours et l’ampleur du geste (incroyable Troisième Symphonie) éblouissent souvent. Avec Ansermet, les Symphonies de Beethoven semblent en outre s’apparenter à du théâtre instrumental : chaque pupitre est un personnage, ou du moins, prend une dimension dramatique très nette. Ansermet nous distille un Beethoven qui garde une véritable ambiguïté, un Beethoven qui prend indéniablement ses racines dans le XVIIIème siècle, peut-être celles du héros tragique de Don Giovanni (Deuxième Symphonie), mais qui sonne cependant très moderne. Là encore, Ansermet nous invite à réfléchir, et d’une souveraine manière.

Les indispensables

Naturellement nous n’avons pas pu écouter toute le legs discographique du chef suisse. Voici néanmoins une sélection personnelle qui se veut représentative du répertoire du chef. Sauf indication contraire, il s’agit toujours de l’Orchestre de la Suisse Romande (OSR) et de Decca.

Bartók: Suite de Danses Sz. 77, Deux Portraits Sz. 37, Danses Populaires roumaines Sz. 68 (1964) (à rééditer). Ces sessions consacrées à Bartók, l’un des amis du chef suisse, sont passionnantes, notamment pour le traitement très imaginatif de la couleur orchestrale et la variété des atmosphères (merveilleuses Danses Populaires Roumaines!). Le chef convainc moins dans le Concerto pour orchestre (BBCLegends, live avec le Philharmonia, ou Decca studio avec l’OSR).
Beethoven: Ouverture « Coriolan », Symphonie n° 5 (1958), Symphonie n° 6 (1959), Symphonie n° 2, 3 & 7 (1960). Ces extraits de la remarquable intégrale des Symphonies et autres oeuvres orchestrales (à rééditer) qu’Ernest Ansermet a gravée entre 1958 et 1963 sont pour nous les plus passionnants. La Troisième, subtilement équilibrée, tendue comme un arc, novatrice dans le traitement de la couleur orchestrale, est inoubliable.
Berlioz: Nuits d’été (Crespin, 1963), Symphonie fantastique, Le Corsaire (1967). Un Berlioz vigoureux, inventif, et d’une tendresse ineffable. La version des Nuits d’été est légendaire depuis sa parution et risque de le rester pendant encore quelques siècles.
Bizet: Jeux d’enfants, La Jolie Fille de Perth-suite (1960). Naturel, fraîcheur, charme indélébiles.
Brahms: Symphonie n° 3 – Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise – 1966 – Orfeo. Ce live, postérieur de trois ans à l’intégrale des Symphonies de Brahms avec l’OSR (à rééditer), témoigne des affinités du chef avec l’univers du compositeur germanique : respiration ample alliée à une grande fermeté rythmique, continuité incroyable de la ligne mélodique, parfaite lisibilité de la polyphonie, etc. Une vision d’une richesse d’expression par ailleurs extraordinaire, oscillant entre nostalgie et résignation, nonchalance et combativité. L’Andante, lumineux, ardent, presque hédoniste, contredit avec plaisir l’image de chef froid que conserve encore Ansermet. Une merveille et un témoignage essentiel.
Chabrier: España, Joyeuse marche*, Danse slave* et Fête polonaise (Le Roi malgré lui), Suite pastorale (1964). L’une des plus belles versions d’España.
Debussy: La Mer (1947), Six Epigraphes antiques (1953)*, Nocturnes (1957), La Boîte à joujoux, Jeux (1958), Petite Suite*, Images pour orchestre (1961).
Dukas: La Péri (1958)*.
Falla: Le Tricorne (intégrale) (1961). Un pur moment de bonheur. Une invitation au Voyage et au Rêve. L’Amour sorcier, enregistré en 1957, résigné et pessimiste, n’est peut-être pas aussi abouti ; l’enregistrement antérieur d’Ataulfo Argenta, avec Ana Maria Iriarte et la Société des Concerts du Conservatoire, le supplante à notre sens.
Fauré: Pelléas et Mélisande (suite), Pénélope (prélude)*, Masques et Bergamasques* (1961). Avec La Péri de Dukas, et Jeux de Debussy (cf. ci-dessus), ces sessions Fauré restent encore aujourd’hui les plus remarquables qu’Ansermet a consacrées à la musique française. Tout ici tient du miracle, la justesse expressive, comme l’engagement physique et le jeu des musiciens, d’une finesse incomparable.
Glazounov: Deux Valses de concert op.47 et 51 (1966). Ansermet est parfait dans ces œuvres délicieusement surannées, notamment grâce à la beauté de ses phrasés.
Honegger: Symphonie n°2 (1961).
Lalo: Rapsodie norvégienne (OSR), Le Roi d’Ys (ouverture) (1968)
Magnard: Symphonie n°3 (1969). L’adieu au monde d’Ernest Ansermet. Inattendu, magnifique et nostalgique.
Lalo: Le Roi d’Ys, ouverture (1960). Ici, la puissance destructrice et le romantisme foudroyant d’Ansermet sont magnifiques. Partie centrale (lente) d’une grande ferveur.
Ravel: Le Tombeau de Couperin (1960)*, La Valse (1963), Shéhérazade (Suzanne Danco, Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, 1948), Shéhérazade (Suzanne Danco, 1954), Shéhérazade (Régine Crespin, 1963). L’un des casses-têtes du mélomane depuis plus de quarante ans est de savoir laquelle, de Danco ou Crespin, a le mieux compris Shéhérazade. Mais pourrait-il vivre sans l’une des deux ? Dans les trois versions, l’accompagnement du chef est intense, frémissant et narratif à souhait. Incontournable !
Respighi: Les Fontaines de Rome*, Les Pins de Rome (1963). Ces enregistrements d’Ansermet consacrés à Respighi sont des merveilles de naturel, de tendresse et de poésie évocatrice, sans oublier la prise de son d’une beauté étourdissante. Des interprétations de référence, à placer aux côtés de celles de Pedrotti (Supraphon) et Celibidache (Les Pins de Rome, Live avec l’Orchestre National de l’O.R.T.F – Arkadia).
Rimski-Korsakov: Antar (1954). Encore un chef d’œuvre admirable, oublié des salles de concert. Ansermet en donne une interprétation intense et dramatique.
Roussel: Le Festin de l’Araignée (intégrale) (1954). Aux cotés de Martinon et de l’Orchestre National, la référence de ce chef d’œuvre absolu de la musique française, très peu joué en concert – ce qui est en soi inadmissible.
Sibelius: Symphonie n° 4 (1963)*. (cf. l’un de nos prochains dossiers Sibelius)
Stravinsky: Intégralité des enregistrements stéréophoniques (sauf L’Oiseau de Feu, 1957; Œdipus Rex, 1955 ; Renard, en 1955, dans sa version française) (1955-1965, 8 CD, 4678182), L’Oiseau de Feu (New Philharmonia Orchestra, 1968). Stravinsky reste à notre sens le compositeur avec lequel Ansermet a le plus d’affinités. En 1968, Ansermet consentit à enregistrer avec un autre orchestre, le New Philharmonia Orchestra, l’une de ses oeuvres de chevet, L’Oiseau de Feu. Une version fantasmagorique, essentielle (la Danse de l’Oiseau de Feu est la grâce absolue) qu’il faut impérativement connaître, d’autant que la prise de son est certainement l’une des plus somptueuses de l’histoire du disque.
Tchaïkovski: La Belle au bois dormant (1959). Le chef est indéniablement grand ici, par l’intensité dramatique de sa direction, comme par un romantisme puissant et enflammé. De plus, chaque détail de la riche orchestration de Tchaïkovski ressort avec une acuité et une présence étonnantes. Comme dans Le Tricorne de Falla (1961), les musiciens semblent s’amuser, se donnant sans restriction pour leur chef. A écouter aussi impérativement : le duo amoureux, passionné, de la Danse des Cygnes (13e, Le Lac des cygnes, 1959).

*Ces enregistrements se trouvent au sein du coffret Decca récemment paru (4758140).

A rééditer
:
Sibelius : Symphonie n° 2, Tapiola (OSR, 1963)
Debussy : La Mer (OSR, 1947)
Ravel : Shéhérazade – (Danco, Société des Concerts du Conservatoire, 1948)
Falla : Le Tricorne (OSR, 1951)
Haydn : Symphonie n° 90 (OSR, 1965), Symphonie n° 101 « L’Horloge » (OSR, 1948)
Beethoven : Intégrale des Symphonies, Ouvertures « Egmont », « Coriolan », Fidelio, Léonore II, Léonore III, Les Créatures de Prométhée (OSR, 1958-1963)
Brahms : Symphonies, Variations sur un thème de Haydn, Ouverture pour une fête académique, Ouverture Tragique, Un Requiem Allemand, Nänie, Rhapsodie pour contralto op. 53 (OSR, 1963-1965).

A éditer
:
Debussy : La Mer – Orchestre Philharmonique de l’O.R.T.F – 1967 (Live). Le rêve fait vivre !

Approfondir

Livre : Ernest Ansermet, pionnier de la musique (1983) par François Hudry (Editions L’Aire musicale)

Radio
François Hudry, que je remercie vivement pour son aide précieuse, consacre certaines de ses émissions radiophoniques sur France Vivace à Ernest Ansermet. Il y diffuse notamment des gravures peu connues du chef.

L’émission de François Dru, Pêcheurs de Perles, le dimanche 17 juin à 19h07 sur France Musique, sera consacrée à la personnalité d’Ernest Ansermet. Ses invités seront Christian Merlin (Le Figaro, Diapason) et François Hudry (Vivace, France Musique).

Derniers articles

CRITIQUE, concert. PARIS, Philharmonie, le 21 avril 2025. BACH : Cantates et Oratorio de Pâques. Choeur de chambre de Namur, Les Talens lyriques, Christophe...

Etranges fêtes de Pâques où le monde chrétien a à la fois célébré la Résurrection du Christ... et pleuré...

Découvrez d'autres articles similaires

- Espace publicitaire -spot_img