mercredi 23 avril 2025

Ernest Ansermet, chef d’orchestre. Portrait discographique, à partir du fonds Decca

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Ernest Ansermet
1883-1969

Legs Decca

Classiquenews.com annonçait l’événement. Decca Australie entreprend une vaste rétrospective des archives officielles d’Ernest Ansermet (1883-1969). L’occasion de brosser un portrait musical complet, précis et nuancé du chef suisse, qui fut l’une des personnalités les plus éclatantes de l’interprétation musicale au XXème siècle, créant les plus grandes partitions de Stravinski, Honegger, parcourant le monde avec son Orchestre de la Suisse Romande, comme au Japon, où sa cote de popularité ne diminue pas. Ansermet a dirigé partout des orchestres prestigieux, dans de grandes métropoles musicales à Berlin, Vienne, Paris, Londres, etc, ou aux Etats-Unis, à Boston, Chicago : nous avons récemment découvert l’existence dans le commerce de concerts live avec les Orchestres Symphonique de Boston et de la NBC – parmi eux, des œuvres jamais enregistrées par le chef, une Neuvième de Schubert, Horace victorieux d’Honegger, la Symphonie n°36 de Mozart.

La richesse du répertoire d’Ansermet fut oubliée de sa maison de disques Decca, et par conséquent des mélomanes. Il fut cantonné au répertoire français. La réédition tardive et non complète des enregistrements stravinskiens stéréophoniques (coffret de 8 cd paru au début des années 2000) en témoigne. À l’occasion du quarantième anniversaire de la mort du musicien, le 20 février 1969, Decca Australie souhaite révéler nombre de réussites oubliées, dont certaines du tout début des années cinquante. Voici une présentation détaillée des premiers albums de la série, qui rappelons-le, n’est pas distribuée en France. Voir les sites www.hmv.co.jp, www.buywell.com/eloquence/. Sur ce dernier site, les pdf des livrets sont aisément et gratuitement disponibles, et contiennent des textes de présentation souvent passionnants, (seulement) en anglais.

1. Royal Ballet Gala
Orchestra of the Royal Opera House, Covent Garden ( 2 CD Decca 442 9986)

En 1959, le monde artistique rend hommage au mécène visionnaire Serge de Diaghilev à l’occasion de deux événements : le trentième anniversaire de sa mort (1929), et les 50 ans de la venue à Paris, sous son impulsion, des Ballets Russes (1909), commencement d’une période prodigieuse durant laquelle, pour le seul domaine de la musique, naissent deux des œuvres les plus révolutionnaires du XXème siècle : Le Sacre du printemps de Stravinski et Jeux de Debussy (1913). Après la commémoration en 1954 du vingt-cinquième anniversaire de la disparition de Diaghilev, auquel avait participé avec triomphe Ansermet en dirigeant l’Orchestre du Royal Opera House de Covent Garden, la compagnie britannique Decca décide d’organiser des sessions d’enregistrements. Elles auront lieu en 1959, entre le 13 et 16 janvier au Kingsway Hall. Ansermet conçoit un programme de séquences (célèbres) de ballets du répertoire, qui ont fait la gloire des Ballets Russes. Pour les Tchaïkovski, les visions intégrales avec L’Orchestre de la Suisse Romande (novembre 1958, puis printemps 1959) demeurent d’une tout autre nature, moins lyrique et rêveuse, moins charmeuse, et de toute évidence plus crue ; de la direction du chef s’y dégage en effet une intensité dramatique, un art flamboyant, très noir, presque asphyxiant par ses tourbillons vertigineux. À Covent Garden, la respiration est celle du plaisir, du rêve et de l’enchantement par les timbres (comparez la Valse de l’Acte I de La Belle au bois dormant dans les deux versions). Texture plus dense de l’orchestre, mais certainement une plus grande expressivité, et aussi une agilité féline, une finesse enthousiasmante (la Danse de la Fée-Dragée de Casse-noisette de Tchaïkovski, ou la Valse des Sylphides de Chopin/Douglas). Des incunables souvent passionnants, enfin rendus accessibles. Il faut redécouvrir Coppélia de Delibes, musique incroyable comme Namouna de Lalo. « Quel charme, quelle richesse, quelle élégance dans la mélodie, le rythme et l’harmonie ! Je suis confondu ! Si j’avais eu connaissance de cette musique, je n’aurais jamais composé Le Lac des cygnes », disait Tchaïkovski à propos de Sylvia, l’autre grand ballet de Delibes. Les orchestres français, aujourd’hui, se liguent-ils dans une politique d’abandon de leur patrimoine?

2. Liszt : Eine-Faust-Symphonie…
Méphisto-Valse n°1, Procession nocturne, La Bataille des Huns / Magnard : Symphonie n°3
Werner Krenn, Orchestre de la Suisse Romande (2 CD Decca 442 9992)

Les 5, 7, 9 & 10 septembre 1967, Ernest Ansermet enregistra le chef d’œuvre orchestral de Franz Liszt, Une Faust-Symphonie, qu’il dirigea également durant son dernier concert en tant que directeur musical à la tête de L’Orchestre de la Suisse Romande, le 5 avril. A la fin de son existence, le chef suisse professait une véritable passion pour la musique du compositeur hongrois, dont il louait les audaces harmoniques autant qu’orchestrales. D’un dramatisme alerte et flamboyant, d’une richesse coloriste étonnante (pour seul exemple, le pupitre de cors, fabuleux dans Faust, la première partie), d’une maîtrise architecturale parfaite, la conception d’Ansermet demeure l’une des plus passionnantes par son art fait de concentration et de violence brutes, et surtout par la diversité de ses climats. Gretchen introduit le caractère vraiment intrinsèque à la musique, s’y mêlent tendresse amoureuse et lyrisme teinté d’ironie.
Les Deux Episodes du Faust de Lenau, également enregistrées durant les sessions de septembre 1967, montrent une même imagination sonore, un même souci de vérité dans la transparence orchestrale. La Méphisto-Waltz est un bijou de sensibilité! Pour terminer les sessions Liszt, Une Bataille des Huns (novembre 1959) étonnante, féroce, incroyable de noirceur respecte scrupuleusement les intensions de Liszt qui souhaitait entendre les instruments « sonner comme des fantômes » dans la partie introductive. Si vous doutez des capacités expressives du chef suisse, un choc vous attend, ici !, dans ce poème symphonique complètement fou, très très fou, génial, et Ansermet le sait bien, sur-dopant son orchestre – les cordes y sont étonnantes d’engagement et de pugnacité dans la deuxième partie! Est-ce encore de la musique du XIXème siècle?
La Symphonie n°3 d’Albéric Magnard (1895-1896), dernier enregistrement d’Ansermet à la tête de son Orchestre de la Suisse Romande, date de septembre 1968. Le véritable adieu au monde du grand chef, bien plus que sa gravure de L’Oiseau de feu de Stravinski avec le New Philharmonia Orchestra deux mois plus tard. Inattendu, magnifique et nostalgique (Introduction).

3. Wagner : Préludes et Ouvertures orchestrales
Orchestre de la Suisse Romande (novembre 1963. 1 CD Decca 480 0567)

1963 : Ansermet fête ses 80 ans. Il explore des répertoires dans lesquels, par bêtise sans doute, il était impensable de l’imaginer au disque. Ainsi des sessions consacrées à Wagner (novembre), Brahms (du 5 au 28 février pour les Symphonies, du 1er au 7 mars pour les deux Ouvertures et les Variations Haydn), Sibelius (Tapiola, Deuxième et Quatrième Symphonies, entre septembre et octobre), ou encore Respighi (Les Pins de Rome et Les Fontaines de Rome, du 18 au 26 janvier). Les prises de son Decca sont incroyables de présence, d’espace, d’ampleur et de chaleur. Tous les répertoires enregistrés cette année-là et plus tard profitent indiscutablement de cette qualité technique superlative. L’Orchestre de la Suisse Romande, qu’on pouvait trouver parfois acide dans les premières stéréos (Apollon Musagète de Stravinski en 1955, Ma Mère l’Oye de Ravel en 1957, la Cinquième Symphonie de Beethoven en 1958), se transforme en un orchestre aux teintes rougeoyantes et automnales, même si dans ce disque Wagner, les limites de L’Orchestre de la Suisse Romande restent patentes : dans le Prélude de Lohengrin, les cordes sonnent court, avec un manque sensible de densité dans les registres aigus. Et, alors que les bois (hautbois, bassons) entêtent par leurs sonorités mordorées, les cuivres, surtout les pupitres de trompettes et de trombones, caracolent parfois (Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, Le Crépuscule des Dieux) et confèrent aux visions d’Ansermet une raideur ou une certaine vulgarité qui ne correspondent pas forcément à la volonté intérieure du chef, qui pense en réalité Wagner allégé, extrêmement doux, chatoyant et caressant (Prélude de Parsifal). Cette dichotomie fait regretter qu’Ansermet n’ait enregistré aucun disque avec l’Orchestre Philharmonique de Vienne.

4. Moussorgski : Tableaux d’une exposition,
une nuit sur le mont chauve, prélude et danse de la Khovantchina, Gopak / Balakirev : Tamara L
Orchestre de la Suisse Romande (1 CD Decca 480 0047)

En 1958, pour les sessions traditionnelles du printemps au Victoria Hall, qui ont lieu cette année-là entre le 1er et le 23 avril, Ernest Ansermet décide d’enregistrer notamment les Tableaux d’une exposition de Moussorgski dans l’orchestration de Ravel, ainsi que La Valse de ce dernier. Le chef était apparemment mécontent du résultat, et ces bandes n’ont jamais été publiées ; le directeur de la Suisse Romande refit donc plus tard, en novembre 1959 les Tableaux, et, d’une suprême manière en avril 1963 l’œuvre de Ravel. Les derniers enregistrements stéréophoniques d’Ansermet dans les œuvres de Moussorgski étonneront par la largeur des tempos, la majesté de la direction, qui révèle sans doute la face noire, puissante et russe des œuvres. Ces enchantements orchestraux ne pâtissent-ils pas cependant d’un manque de diversité dans les climats ou de souplesse dans les transitions, en regard du style plus diverse d’un Dorati à Minneapolis (Mercury, le 21 avril 1959) ? En réalité, il existe deux autres gravures de l’œuvre par Ansermet, l’une en 1947 avec l’Orchestre Symphonique de Londres (Kingsway Hall), et une autre avec L’Orchestre de la Suisse Romande, en 1953. Ce dernier enregistrement, disponible via la plateforme de téléchargement musiclassics.fr, demeure selon nous le plus convaincant : des tempos légèrement plus vivaces rétablissent un mouvement naturel dans les phrasés, et l’équilibre orchestral global, plus accompli, comme les couleurs, plus différenciées, permettent une meilleure diversité des atmosphères, de l’ironie à la fantaisie, de l’inquiétude à l’enthousiasme, etc., quand celui de 1959 s’inscrit dans une allure générale quelque peu hiératique (cf. La cabane sur des pattes de poule (Baba Yaga)). Constat identique avec les deux témoignages d’Une Nuit sur le Mont Chauve, dont le premier fut réalisé également en 1953, avec l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire (Paris), plus fin, plus piquant, plus violent dans le geste que celui de 1964 avec L’OSR.
Ansermet retrouve indéniablement son esprit conteur dans les extraits de la Khovantchina (avril 1964), d’une grande sérénité dans les tempos, mais réellement poétique, grâce notamment aux couleurs de bois infiniment contrastées et expressives.
Un album en définitive préférable, malgré une prise de son plus ancienne, pour l’élégant poème symphonique Tamara de Balakirev (juin 1954), dont Ansermet exploite les perspectives fuyantes et les perpétuels bruissements – le report de l’édition Ansermet japonaise, aux couvertures blanches (2001), possède sans doute plus de profondeur que celui de la série australienne.

5. Rimski-Korsakov : Œuvres orchestrales
Orchestre de la Suisse Romande (2 CD Decca 480 0827)

Ce double album contient des gravures célèbres d’Ansermet dans la musique de Nikolaï Rimski-Korsakov. De la suite symphonique Antar, véritable chef d’œuvre du compositeur russe, le chef suisse donne une interprétation intense et dramatique, étonnamment noire et tragique – écoutez les cuivres. Ce furent en réalité les premières sessions stéréophoniques de la compagnie anglaise. L’idée en revient au responsable des opérations techniques des studios de West Hampstead, Arthur Haddy, qui souhaitait enregistrer les prochaines sessions de la Suisse Romande au moyen d’un nouveau système de captation du son. Il convia l’ingénieur Roy Wallace, réputé pour sa compréhension de ces toute récentes techniques, à se rendre en Suisse pour la direction opérationnelle des séances d’enregistrement. Quelques semaines plus tard, Ansermet, écoutant les prises d’Antar (le 13 mai 1954), fut enchanté du résultat final : « C’est magnifique, remarquable, comme si j’étais resté tranquillement à mon bureau ! », dit-il, et en dix ans, les stéréophonies de Decca atteindront un niveau encore aujourd’hui insurpassé.
Entre 1956 et 1957, Ansermet enregistre de nombreuses œuvres de Rimski-Korsakov : l’Ouverture de Nuit de Mai, bouillonnante et active, la suite de Tsar Saltan, dont le chef, grand coloriste, rend toute la dimension crue et moderne, et qui précède une interprétation frétillante du Vol du Bourdon. Ansermet livre aussi une vision de La Grande Pâque russe d’une beauté sidérante, réflexion pointue sur la portée évocatrice et émotionnelle de l’art orchestral de Rimski-Korsakov. Avec une simplicité désarmante et une extrême caractérisation des pupitres, Ansermet peut révéler toute la finesse des combinaisons sonores. Des passages en témoignent avec acuité, tels cette fin du solo de violoncelle vers 1’25, au moment des motifs tour à tour descendants et ascendants de flûtes, juste avant l’appel des cuivres, ou celui un plus loin, vers 4’23, quand les traits de harpe bordent une matière cordes-bois d’une transparence tout aussi inouïe. Une interprétation intelligente, sensible, et d’une constante allégresse. Ansermet, poète de la couleur, sculpte et cisèle la suite de Nuit de Noël, quand il assume l’acte révolutionnaire de Doubinouchka. Sadko et La Jeune Fille de neige paraissent moins convaincants, même si le chef retrouve ici ou là une flamme indéniablement séductrice, voire terrifiante.
En octobre 1952, Ernest Ansermet grave au Victoria Hall le Capriccio Espagnol. Le chef y met des couleurs, une poigne et un panache (Fandango) et demande également à ses instrumentistes des phrasés difficiles et subtils (début des Variazioni pour le pupitre des cors). De cette direction se dégage un sens indéniable de l’atmosphère – les Variazioni restent très inventives et mobiles de ce point de vue. Pourtant le résultat global ne comble pas totalement ; certaines transitions manquent de souplesse, et le violon solo de charme, ou à d’autres moments de simplicité (Alborada).

6. Brahms : Symphonies, Ouvertures, …
Variations sur un thème de Haydn, Nänie, Rhapsodie pour contralto, Un Requiem allemand
Orchestre de la Suisse Romande (4 CD Decca 480 0448)

Voici le grand œuvre d’Ansermet pour son 80ème anniversaire. Il s’offrit une intégrale des symphonies et ouvertures de Brahms, compositeur qu’il affectionnait tout particulièrement, et dont il donna à la fin de son existence des interprétations magistrales. Ainsi, dans son essai biographique (Ernest Ansermet, pionnier de la musique, chez L’Aire musicale), François Hudry se souvient de la Quatrième donnée le 2 février 1968 au Victoria Hall (« notre plus grande émotion musicale… interprétation pétrie d’humanité ») par le chef, alors de retour d’une tournée aux Etats-Unis où il avait également interprété cette partition (à New York). Le célèbre critique Bernard Jacobson d’écrire alors : « l’unité expressive [de l’œuvre] se dessina avec une parfaite clarté de jugement et une force émotionnelle concentrée … une expérience mémorable ». Pour l’heure, seul un disque, chez Orfeo, montre les réelles affinités du chef avec cette musique. Ansermet y dirige l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise dans la Troisième Symphonie, le 17 mars 1966. Une merveille, indispensable.
Le cycle officiel avec L’Orchestre de la Suisse Romande (février 1963) n’atteint pas les mêmes hauteurs. Il manque à cet ensemble, non l’engagement expressif ou le lyrisme, ni même la fluidité des lignes (écoutez le Poco allegretto de l’opus 90), mais une souplesse rythmique supplémentaire (non la précision), une assise dans la matière sonore. La Deuxième Symphonie ne trouve pas son « tactus » : désunion entre le vertical et l’horizontal, absence de grande ligne malgré une écoute réelle entre tous les pupitres, énergie contenue mais bridée, monotonie des phrasés (Adagio non troppo, Allegro con spirito). La Première Symphonie, elle, retrouve un mouvement naturel, en dépit d’accents un peu appuyés, d’où s’est éteinte toute spontanéité. Peu de mystère, de poésie, malgré une hargne obsédante dans l’Allegro du mouvement initial, une tranquillité rêveuse dans l’Andante sostenuto intéressantes. Le plus impressionnant reste dans la Quatrième Symphonie. La Passacaille (Allegro energico e passionato) contient une couleur tragique absolument unique, accentuée par une gradation globale d’une rectitude bouleversante. Ansermet y souligne sans démonstration, avec naturel, la profonde verticalité de l’écriture, les imprégnations persistantes du choral. La Troisième est belle aussi, ce grand geste lyrique (les contrechants de bois, de violoncelle !), aidé par des couleurs d’orchestre d’une luminosité suffocante, reste passionnant. De toute évidence, Ansermet programmait moins les deux premières symphonies lors de ses concerts. Dans les deux dernières, l’orchestre possède une assurance et retrouve une énergie motrice assez convaincante.
Un coffret en définitive réservé aux inconditionnels absolus du chef. Si les Ouvertures paraissent désincarnées, mécaniques, si Nänie (juin 1966) mérite davantage de raffinement et Un Requiem allemand de caractères et d’atmosphères (chœurs inadéquats, solistes peu expressifs), les Variations Haydn valent réellement le détour, notamment en son Andante final, naturel, fluide et épuré. La Rhapsodie pour contralto, chœur et orchestre (octobre 1965) diffuse un très beau sentiment de dramatisme, de résignation. La quête de la sérénité, pleine d’angoisse, avant l’arrivée au paradis. Helen Watts y exploite les registres graves de son timbre.

7. Rimski-Korsakov : Schéhérazade, Le Coq d’Or (Suite)
Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire,
Orchestre de la Suisse Romande (1 CD Decca 480 0081)

Ernest Ansermet grava Schéhérazade de Rimski-Korsakov à trois reprises, deux fois à Paris, en 1948 et 1954, la dernière à Genève en 1960. Il s’agit ici de la seconde, qui constitua également la première prise de son stéréophonique de Decca à Paris (décidément, Ansermet est l’homme des premières en ce domaine!). Cette deuxième interprétation avec la Société des Concerts du Conservatoire est totalement différente de la gravure avec L’Orchestre de la Suisse Romande, d’une finesse incomparable dans les accentuations, les phrasés, et aussi d’une liberté imaginative incroyable – les solos si expressifs, inoubliables, de Lorand Fenyves. L’Orchestre de la Suisse Romande, en 1960, respirait comme personne cette musique, avec une simplicité et un naturel désarmants, d’autant que la prise de son, d’une beauté étourdissante, contribue fortement à suggérer l’univers aux frontières infinies voulu par le chef. Comme dans un rêve… La version parisienne s’attache avant tout au caractère symphonique plus que narratif de la musique : Ansermet suit au plus près les volontés du compositeur, qui revendiquait l’aspect « musique pure » de sa partition. Cette vision plus distanciée, moins scintillante, conserve une force étonnante. Certains avant nous y ont remarqué le caractère extrêmement chorégraphique de la direction, très attachante également par sa simplicité, son refus de la surcharge et son incessante tension. En témoigne un magnifique troisième tableau (Le Jeune Prince et la Jeune Princesse). Le violon très physique de Pierre Nerini participe de cette conception en définitive acérée et moderne, regard tout à fait enrichissant sur une partition archi-célèbre. Quant à la version de Schéhérazade enregistrée les 1er et 2 juin 1948 à La Maison de la Mutualité (disponible chez Dutton), elle concilie sans doute les perspectives affinées dans les deux versions postérieures : l’aspect rythmique, extrêmement dynamique, de la version 1954, allié à une virtuosité orchestrale inouïe en termes d’homogénéité et de justesse instrumentales, et la science du récit propre à l’ultime version. Le violon solo de Pierre Nerini s’avère déjà très impressionnant ; l’orchestre en son entier est d’ailleurs dans un jour de gloire – écoutez les cuivres ! D’une souplesse musicale exemplaire, cette première version, qui date de la période de maturité d’Ansermet, respire le grand air, et dessine un espace de liberté où tout est possible.
En complément de son album, Decca Australie a ajouté la suite du Coq d’Or, enregistré en octobre 1952 lors des mêmes sessions que le Capriccio espagnol (cf. 480 0827), et inédit absolu en CD. Une interprétation haute en couleurs, d’une immense finesse (Le Roi Dodon et le champ de bataille), très équilibrée, à la fois crue, naturelle et incisive. L’un des très grands témoignages de l’art du chef suisse.

8. Sibelius : Symphonies n°2, 4, Tapiola …
Rachmaninov : L’Ile des Morts. Orchestre de la Suisse Romande, Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire (2 CD – Decca 480 0044)

A ne pas mettre entre les mains des cœurs fragiles. Depuis nos précédents articles, notre enthousiasme vis-à-vis de la stupéfiante Quatrième de Sibelius d’Ansermet et de l’orchestre genevois en 1963 ne s’atténue pas. Les interrogations fusent : comment peut-on donner une vision aussi rauque et noire avec un orchestre si naturellement lumineux et ensoleillé ? Ecoutez les Brahms des mêmes sessions et le début de Sibelius !, … le monde a basculé. Comment Ansermet arrive-t-il à suggérer cette impression de malaise psychologique croissant ? Le tempo très modéré du dernier mouvement n’en est pas la seule explication. Le travail du chef sur les couleurs, les textures et les oppositions orchestrales est prodigieux de bout en bout, tel ce premier accord qui installe d’emblée un climat d’incertitude harmonique inoubliable – l’oreille y perçoit méticuleusement tous les instruments employés (ah, les bassons français!).
L’auditeur comprend parfaitement dans cet art du flottement expressif révélé par nos musiciens suisses que Sibelius ne pouvait raisonnablement continuer dans la voie lancée par cet ovni orchestral, puis nous vient le regret que le chef n’ait pas souhaité graver les autres œuvres du Finlandais qu’il possédait à son répertoire, par exemple En Saga ou la Symphonie n°7 (Decca a raté sa prospection sibélienne…), car les deux autres partitions ici présentes montrent un même degré d’adéquation entre musique et interprètes. Tapiola pastoral, brut, fébrile et d’une tension rythmique confondante. L’une des références aux côtés de Karajan, Hannikainen ou Sargent. La Deuxième Symphonie, plus classique, parfaitement architecturée, parfois rhapsodique, bénéficiant toujours des couleurs extrêmement fraîches de l’Orchestre de la Suisse Romande, révèle déjà toute la modernité de l’orchestration sibélienne, souvent en éclatements et oppositions frontales (Tempo andante, ma rubato), et la direction d’Ansermet s’avère d’une suprême élégance dans le Finale, grandiose et émouvant. Sans doute peu de chefs d’orchestre à son époque (Sir Malcolm Sargent, John Barbirolli, Hans Schmidt-Isserstedt ?), ont traduit le message sibélien avec une telle acuité.
Autre indispensable, l’interprétation dramatique, intense, voire tragique, de L’Ile des Morts de Rachmaninov, en 1954 avec l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire. D’une transparence orchestrale arachnéenne, d’un souffle marin irrésistible, cette interprétation – l’une des plus méconnues de la discographie – se hisse sans nul doute aux cotés des plus fameuses.

Nos coups de cœur parmi les titres de cette première vague de rééditions :

1) Royal Ballet Gala – Orchestra of the Royal Opera House, Covent Garden – Decca 442 9986
2) Balakirev : Tamara – L’OSR – Decca 480 0047
3) Brahms : Rhapsodie pour contralto, chœur d’hommes et orchestre – Helen Watts – L’OSR – Decca 480 0448
4) Liszt : La Bataille des Huns – L’OSR – Decca 442 9992
5) Rachmaninov : L’Ile des Morts – Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire – Decca 480 0044
6) Rimski-Korsakov : Le Coq d’Or (Suite) – L’OSR – Decca 480 0081
7) Rimski-Korsakov : Antar – L’OSR – Decca 480 0827
8) Rimski-Korsakov : La Grande Pâque russe – L’OSR – Decca 480 0827
9) Rimski-Korsakov : Schéhérazade – Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire – Decca 480 0081
10) Sibelius : Symphonie n°4 – L’OSR – Decca 480 0044
11) Sibelius : Tapiola – L’OSR – Decca 480 0044

Illustrations: Ernest Ansermet (DR)

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