Verbier 2008
Notes de concerts (1), 24 et 25 juillet 2008
« Nous y étions »…pendant quelques jours. Bien décidé, en ce haut-lieu de Verbier, station valaisanne habitée pour deux semaines par la musique, à joindre la (trop ?) grande halle de Médran, la plus intime et moderne Eglise, et le modeste Chalet Orny. Pour le 24 et le 25 juillet, voici les notes de trois concerts, qui bientôt auront leur suite (2 et 3), complétée de 3 portraits-rencontres provoqués par la réunion souvent si amicale de ce Festival montagnard.
Jeudi 24 juillet 2008, au soir
Bella gioventu, belle jeunesse ! , se fût exclamé Don Giovanni devant l’Orchestre UBS Verbier. Mais qu’aurait-il pu saisir de ce par quoi commence le concert dirigé par Manfred Honeck ? eant, et aussitôt faisant lever d’un brouillard de sons un secret très grave, qui s’échangera du chef à ses musiciens, et au public, s’il s’en montre digne. Le secret c’est celui de la Douleur, indicible et pourtant balbutiée, puis hurlée par Marie dans Trois Scènes de Wozzeck, cette partition capitale de Berg prenant en relais le théâtre prophétique de Büchner,écrit un siècle plus tôt. Measha Bruggergosman est la médiatrice, d’abord comme absentée en elle-même, ä l’écoute des voix intérieures et de ce qui la relie à l’enfant, et ce silence grave est au milieu de l’orchestre déjà musique. Puis vient la voix, tantôt de savante cantatrice, tantôt de mère dépossédée, et pour finir, d’enfant seul au monde, et toujours dignité. La culture musicienne de la soprano devient celle de la berceuse, du blues, des peuples partout et universellement malheureux mais consolateurs. L’orchestre peut, de l’imperceptible et des ondes concentriques (le couteau qui sera rejeté dans l’eau par le meurtrier), s’élever à l’un des plus glaçants hurlements de l’histoire musicale, toujours ressurgira la comptine de l’enfant survivant. Avec quelle légèreté d’ange épargné du mal mais quelle intuition de menace Measha Brueggergosman énonce tout cela, silhouette et statue de la beauté, de la tendresse, en un temps suspendu ! Les jeunes du Verbier Orchester ont beaucoup de talent pour sentir, interpréter, transmettre la force et la subtilité que leur insufflent le chef et la soliste. Puissent-ils rester en cet état d’intuition, toujours !
Sibelius puis la Pastorale
Puis s’inscrit en pleine lumière le concerto de Sibelius, ultime partition du post-romantisme à l’orée du XXe , et pas 20 ans avant Wozzeck, si facile à saisir après le passage aux gouffres de Berg. Leonidas Kavakos s’y montre tour à tour en rêveur émerveillé – la marque du génie baltique dans l’espace entre Brahms et Sibelius – , en praticien de nervosisme sous-jacent et de colorisme inspiré aux bariolages impalpables. Ses trilles de solitude appellent l’héroïsme orchestral. Lui et l’orchestre ont ce « souffle » océanique, témoin du passage des « très grands vents sur la terre » que conta Saint-John-Perse. Et puis, entre deux mouvements, musiciens et spectateurs doivent prendre avec humour le solo d’un chien esseulé appelant son maître, en diminuendo comme si on était à la fin des Vacances de M.Hulot…C’est cela aussi, Verbier : l’incertitude entre station et alpages, et l’exclamation d’une spectatrice sortant de la Tente Médran : « Que c’est beau ce soir ! » Traduisons : Berg, Sibelius, la montagne… Contrepoint de ceux qui pensent alors seulement à leur champagne et à leur monde tel qu’ils le sentent…Puis on rentre pour la Pastorale,Orchestre et Manfred Honeck tout métamorphosés. Vision de jeunes pour une partition qui viendrait d’être écrite par un jeune homme qui se mettrait à raconter l’univers… qu’il n’entend plus. Les impressions devant la nature sont vives et très accentuées, le ruisseau coule sans mélancolie et ne s’attarde pas à faire métaphysique sur le Temps qui s’enfuit, les danses paysannes tournent avec un hautbois savoureux, cela sent son coin de campagne autrichienne, et on a dans la bouche la saveur al dente des abricots 2008 du Val de Bagnes. Vient l’orage sèchement scandé d’éclairs percussifs, fort naturaliste : une vraie réplique du temps à Verbier cet été. On revient alors à une sonorité pacifiée pour clore ce concert d’imagination et de vraie pédagogie pour jeunes instrumentistes, dont les spectateurs sont heureux et honorés d’avoir été mis en confidence.
Jeudi 24 juillet, en début de nuit
Au (petit)Chalet Orny, c’est en quasi nocturne ferveur de démarche un brin branchée ou initiatique, qui cherche l’intégrale, l’oeuvre « in progress », en concentration. Dans le petit espace tapissé de bois, quelques pupitres et un grand Steinway attendent la magie. Ce soir, c’est la 2nde séance consacrée à l’intégrale des sonates de Beethoven par le violoniste Ilya Gringolts et le pianiste Aleksandar Madzar., merveilleux musiciens de l’exigence sonore et du respect interprétatif. On est d’emblée saisi par une lecture insoucieuse d’effets et s’adressant à l’esprit. Dans la 4e, le travail s’accomplit sur des petits blocs d’intensité, des jeux d’échos, comme en peinture classique il y aurait des coups de lumière mettant au jour, entre blocs nuageux, des resserres d’ombre,des ellipses, des ralentis mystérieux et des vides. Moins tendue, la 5e évite le sourire trop convenu, sans pourtant renoncer aux contrastes de bonheur et de traces inquiètes. Le mouvement lent peut s’accomplir en pause lyrique,sans remords d’affadir le discours ; le chant du violoncelle s’y établit sur le calme ressac du piano, puis fait place aux rejaillissements ensoleillés des jours heureux. Tout cela est d’une conception noble, d’une passion contenue non par avarice sonore mais par principe maintenu d’une « éminente dignité de l’art ». Un bis inattendu de Salieri emmène pour finir en opéra transalpin…
Vendredi 25 juillet 2008, Eglise, en début d’après-midi
Sérénade, « que me veux-tu ? ». Divertissement, en quoi m’amuseras-tu ? Le trio à cordes (les frères Capuçon – Renaud le violoniste, Gautier le violoncelliste, Lawrence Power, l’altiste) va montrer un double visage de partitions. Avec la Sérénade op.8, un Beethoven de 21 ans cherche à plaire et semble d’abord adresser de Venise une jolie carte postale : bienvenue gondolière avec pizz(icati), la barque glissant sur l’eau, une gaieté un rien factice, un faux menuet arraché par l’alto, un prestissimo dont se souviendront en le sublimant les ultimes quatuors, une danse de terroir, de la gentillesse en andante à variations, et retour à une Marche d’auto-dérision pour le portrait d’artiste en jeune homme pressé d’arriver ou de tout simplement jouir de la vie…
Jean-Sébastien Bach et Van Eyck
Ce que notre Trio(sans nom : appelons-le Capuçon-Power) vient de traduire avec bonheur et naturel sonores va s’accomplir ensuite dans la plus haute gravité du Divertimento K.563 de Mozart. Il y a maintenant un demi-siècle, un métaphysicien-analyste de Wolfgang, Jean-Victor Hocquard, mettait en lumière la portée spirituelle et intellectuelle de cette partition écrite au plus profond de la détresse, et « subventionnée » par le secourable frère Maçon Puchberg. Confession paradoxale, mise en scène de l’écriture triomphant du malheur, gloire de l’instrument élu par le compositeur, l’alto. Le Trio est véritable laboratoire, perceptible en sa grandeur dès le 1er allegro : ferveur d’aventure, générosité omniprésente du contrepoint, rien ne saurait ne saurait ici dissimuler une tension généralisée. Evidemment nulle trace de divertissement, fût-il pascalien. L’adagio, prière grave, marque l’entrée en dramaturgie philosophique : serait-ce le reproche d’avoir été mis au monde et plus tard d’avoir à le quitter ? On peut rejaillir sur un menuet dont le trio souligne l’âpreté, la danse détournée, les trouées et l’inachèvement volontaire du chant. Puis vient la merveille d’un andante aux dix visages, où l’unisson grave des instruments joue un rôle primordial, introduisant ce qui serait en architecture non seulement le refus du baroque mais aussi celui de l’ogival efflorescent, pour un retour au roman le plus ‘exigeant, celui de quelque abbaye cistercienne. Dans l’avant-dernière variation, un contrepoint recueilli et murmuré accède à J.S.Bach – alors redécouvert par Mozart en quête d’intériorité savante – et même, comme le suggérait J.V.Hocquard, à la polyphonie franco-flamande, ou – en y ajoutant la réminiscence picturale -, à la rigueur quasi abstraite de Van Eyck. Viendra pour clore le parcours une danse sublimée, libérant le chant de délivrance par ses batteries qui accélèrent la progression et s’enivrent d’une jubilation retrouvée.
L’ont-ils médité, appuyé sur une réflexion « scientifique » ? S’agit-il « seulement » d’un parcours naturel, fondé sur une belle intuition du son et de l’accès à la plus intimidante vérité de l’œuvre ? Les 3 de ce Trio inspiré en font pour le public subjugué un temps de grâce, qui entraîne au-delà du principe de plaisir pourtant fondateur des belles interprétations. C’est cela parfois aussi, Verbier.
Festival de Verbier 2008. Les 24 et 25 juillet 2008. Alban Berg (1885-1935), Extraits de Wozzeck ; Jean Sibelius(1865-1957), Concerto de violon ; Ludwig van Beethoven (1770-1827), 4e et 5e Sonates piano-violon, Sérénade op.8 ; W.A.Mozart (1756-1791), Trio K.563.
Illustrations: Sibelius, Mozart (DR)