La Roque d’Anthéron 2008 (13)
Du 26 juillet au 21 août 2008
Shubertiade à la Roque?
La voix et le piano de Franz Schubert au Festival de la Roque d’Anthéron(13). Quelques traits pour accéder à un portrait de Franz. Dans le grand fleuve tranquille ou tourmenté qui vient irriguer l’immense festival de la Roque d’Anthéron, on peut isoler des courants : ainsi en irait-il de tous les programmes 2008 qui proposent des pièces de Schubert. Des transcriptions de lieder capitaux par Liszt, la Fantaisie Wanderer, et trois dernières Sonates de piano dominent, en 14 concerts, une telle synthèse, certes si partielle, mais passionnant introduction au génie de Schubert.
La gloire s’en fut ailleurs pour le Wanderer
Pour bien des compositeurs devenus les plus importants de l’histoire, on possède les archives du temps où ils ont été mal compris, voire à peu près totalement incompris, et celles des époques ultérieures : comme disait Beethoven : « Ce n’est pas pour vous, c’est pour le temps à venir »). Et puis il y a ceux – plus rares -, à qui la postérité rendit justice, éclatante, mais sur qui les contemporains ne prirent même pas la peine de déverser leurs jugements défavorables. Tout simplement peut-être parce que les critiques, ceux dont le métier est porter un jugement et de donner une information, eurent à peine connaissance qu’à quelques pas de chez eux naissait un monde sonore capital. Franz Schubert le timide, « l’emmuré social » – en tout cas celui qui ne put ou ne sut avoir aucun « staff de com », ni même un banal impresario -, était pourtant dans la Vienne des années Metternich en quête de reconnaissance. Mais seuls ses ami(e)s des Schubertiades, en un « premier cercle » d’admirateurs sincères et actifs – au premier rang, le célèbre chanteur Vogl – se dépensèrent, et « la gloire s’en fut ailleurs », ne serait-ce qu’auprès de Beethoven (son Modèle inabordable) ou même Rossini, fureur médiatique des Viennois. Sans oublier ce qui, en mars 1828, priva Schubert du début de succès qu’il aurait pu avoir dans sa ville : car au concert à lui seul consacré, la critique ne vint pas, tout absorbée qu’elle était par la venue de Paganini et le culte « people-art » qu’elle lui vouait à travers les journaux…Et sept mois plus tard, Schubert prenait au « poteau indicateur » de la mort son dernier chemin de wanderer.
Un ou plusieurs Schubert ?
Même 180 ans plus tard, la rage vient quand on songe à ce qui eût alors pu se faire…si par exemple il avait existé une Roque d’Anthéron, et des Paul Onoratini ou René Martin pour tirer de l’obscurité un Schubert. Questions subsidiaires, cependant : existe-t-il, le Schubert du début XXIe ? Y en-a-t-il plusieurs, et où ? Car pour les publics comme pour ceux qui ont mission et honneur d’en guider le goût artistique, ne compte pas uniquement le devoir de mémoire, si agréable et gratifiant soit-il. C’est à cela qu’on peut aussi réfléchir en choisissant dans un programme aussi généreux qu’une session estivale à La Roque de se centrer non sur tel ou tel interprète, mais en se donnant « carte blanche », pour composer le portrait d’un compositeur aux œuvres éparses dans les concerts, pour se demander ce qu’on en aurait perçu – flash-back de 175 ans – si on avait vécu sa timide et pourtant foudroyante révélation. Et comment aujourd’hui encore prendre conscience du mystère que continue d’être sa création multiforme et d’une prodigieuse accélération dans un temps de vie si bref. Il est d’un joli symbole que le 1er concert 2008 où figurent des « schubertiana » soit celui -26 juillet- donné par la jeune Plamena Mangova (une « nouvelle génération » comme souvent à La Roque), où figurent 4 transcriptions par (Franz) Liszt des pièces du « Premier Franz ». L’altruisme de Liszt a brillé (avec un éclat également tourné vers le transcripteur, mais quel mal en ce siècle d’exhibitions virtuoses souvent sans âme ?). « Le matin d’orage », « les regrets » et plus encore « Atlas » ( d’après Heine, de l’ultime cycle en 1828) ouvrent déjà l’horizon schubertien, vers la nature tempétueuse, la mémoire et la conscience d’avoir à porter, en Titan-Géant ( une auto-ironie de celui que ses amis appelaient « petit champignon » ?) le monde sur ses épaules. Une image inverse de la 3e Symphonie de 1815, fraîche et vive, puis de la 5e, de 1816, d’une lumière si mozartienne, et de la 6e, des œuvres du matin dans l’adolescence de la vie (3 et 4 août, Sinfonia Varsovia, dir. Jacek Kaspszyk).
L’ineffable Nuit
Avec le récital d’Arcadi Volodos (6 août), on commence à explorer le corpus des Sonates capitales. La Sonate (dite Fantaisie) est, en 1826, dans la pure intériorité, là où « mène le chemin » dont parle le poète Novalis,et justement placée sous le signe de l’énigme, à l’instar du leitmotiv chromatique et paradoxalement chantant qui hante son allegro initial. Le lendemain, Brigitte Engerer se donne carte blanche en un « Hymne à la Nuit », citant Novalis qui dans ce recueil sublime se « détourne » du jour trop vif pour entrer « dans la sainte, l’ineffable Nuit » ; elle reprend des transcriptions de lieder par Liszt, et quels ! Parmi d’autres, le Meunier et le Ruisseau – qui chante les amours et le flux de la vie -, les Regrets et le Matin de tempête, saisis dans le jour blafard du Winterreise, le Voyageur, figure même de la perpétuelle errance, A la Mer et La Ville, calme liquide puis statisme d’angoisse. Et surgit le terrifiant Double, récit au-delà de l’inquiétante étrangeté chère à Freud, et qui fait du « blême compagnon » le sosie du moi romantique : visage de l’effroi qui se lit, en image virtuelle dans le miroir pour tous les humains, à toutes les époques. En face, la pianiste inscrit l’ambivalence du 3e Impromptu de l’op.90, (1827), un versant nocturne et un autre agité, puis une valse dédiée à l’ami Kupelwieser et l’écho d’un chant populaire hongrois. Elle « double » (9 août) ce voyage par la Fantaisie D.760 (1822), où Schubert transcende toute virtuosité – la seule de ses partitions dont il laissait à plus « compétent » que lui le soin de surmonter les difficultés techniques – pour écrire un poème du parcours de la vie, de l’héroïsme en face du destin, et même, fugitivement, de la science contrapuntique, cherchant malgré tout une voie qui fasse fuir le labyrinthe. Brigitte Engerer se sera d’abord jointe au quatuor à cordes pour la lumière radieuse et le bondissement joyeux du Quintette de La Truite. Et encore, en nocturne, ce sera – 4 mains, avec Boris Berezovsky – l’autre Fantaisie, celle du printemps 1828, qui est murmure, discrétion, négation de toute emphase, prière de poésie conduisant au cœur du mystère.
La science musicale et la douleur
Alfred Brendel fait (12 août) nouvelle escale de son périple d’adieu à la scène, et comme à Lyon ou peu après à Verbier, compose la 2nde partie de son récital avec la dernière sonate (.D.960). L’élément structurel et leitmotivique du trille à la basse hante cet autre poème du bout de la route ; la marche obstinée, symbole de « la vie (malgré tout) mode d’emploi », que vient interrompre un orage d’une violence inouïe, l’ambulation en apparence joyeuse mais si troublante du finale, tout cela en fait une des sonates les plus prophétiques de toute la littérature pianistique. Puis (18 août), Frank Braley aborde l’avant-dernière Sonate (D.859), « sœur lumineuse » du groupe des Trois Dernières, où l’andantino incantatoire – un degré insupportable de mélancolie ? un « coup de lumière » sur la beauté du monde ? – immerge l’auditeur en eau baptismale. Puis intervient (18 et 19 août) le Chœur du Collegium Vocale Gent (dir. Christoph Siebert) pour huit œuvre vocales : un domaine si important du romantisme allemand, et si mal connu ou pratiqué en France- , où Schubert dit le bercement de l’eau, l’obscurité funèbre, le calme mauve de la nuit. Le 20 août, Andreas Staier et Christine Schornsheim prennent en (4) mains le Divertissement à la Hongroise, incursion ravie de Franz dans l’univers sonore de ce « sud-est » que plus tard Kodaly et Bartok interrogeront avec tant de constance. Enfin (21 août), Isabelle Faust joindra son violon au piano-forte d’Alexander Melnikov pour la Fantaisie D.934, une œuvre « à découvrir » qui fut mal reçue par la critique de l’époque ; le piano-forte s’adjoindra la flûte (Martin Sandhoff) pour des variations assez déconcertantes sur le lied « Fleurs séchées » de la Belle Meunière. Et reviendra en clôture de ces schubertiana pour une 2nde vision de la Fantaisie Wanderer…Inépuisable ressourcement – et si partiel, mais éclairant – pour mieux comprendre celui qui disait : « Mes créations existent par la connaissance de ma science musicale et de ma douleur. »
La Roque d’Anthéron et autres lieux. Œuvres de Franz Schubert (1797-1828). Samedi 26 juillet, 21h ;
dimanche 3 août, 21h ; lundi 4, 21h ; mercredi 6, 21h ; jeudi 7, 18h et 23h ; samedi 9, 20h, 21h30 et 23h ; mardi 12, 21h ; samedi 16, 20h30 ; lundi 18, 18h ; mardi 19, 18h ; mercredi 20, 18h ; jeudi 21, 18h. Renseignements et réservations : T. 04 42 50 51 15 ; www.festival-piano.com
Illustrations: divers portraits de Franz Schubert (DR)