Le 29 juillet 2006 marque les 150 ans de la mort de Robert Schumann. Pour souligner l’événement et défendre l’oeuvre, encore méconnue, d’un génie romantique, nous nous sommes interrogés sur l’enjeu et la genèse de son unique opéra, Genoveva.
L’oeuvre est d’autant plus oubliée que personne ne s’étonne plus aujourd’hui de son absence générale sur la scène lyrique. Or la partition est d’une beauté exceptionnelle qui mérite assurément d’être réestimée.
Après Mozart, Schumann rêve de poser les bases de l’opéra allemand. A Dresde, il s’obstine enfin à produire son seul et unique opéra, Genoveva. Mais la place est déjà investie par un dramaturge plus passionnel que lui, d’un tempérament déjà reconnu et applaudi dans la capitale de la Saxe, avec Rienzi, Le vaisseau fantôme et Tannhäuser : Richard Wagner. Leur proximité à Dresde indique l’effervescence exceptionnelle qui marque les années 1840 : c’est là que s’est jouée l’éclosion de l’opéra romantique allemand. Non pas seulement historique, mais dans le sillon tracé par Mozart, Beethoven et Weber, fantastique et féerique, naturaliste et psychologique. Sur le thème d’une épouse vertueuse humiliée, inspirée de la légende médiévale de Genneviève de Brabant, Schumann édifie dans la suite du Fidelio de Beethoven et aussi de l’Euryanthe de Weber, une apothéose de la fidélité conjugale. Dans le duo scénique Siegfried/Genoveva, il faut voir la figure du couple, Robert/Clara.
A Dresde, aux début des années 1840, aux côtés de Wagner, Schumann participe à la germination du drame musical allemand. Lohengrin/Genoveva, deux œuvres maîtresses et jumelles pour la naissance d’un drame national.
Préliminaires. Schumann a toujours eu la dent dure et même impitoyable vis-à-vis de ses confrères dramaturges. Qu’on apprécie ou non son opéra Genoveva, on doit reconnaître que ses jugements affûtés voire critiques à l’égard de Meyerbeer (Les Huguenots), Donizetti (la Favorite), Rossini en général, et même Wagner (d’abord intransigeant sur Tannhäuser, Schumann sera plus doux après avoir assisté à une représentation scénique) soulignent et le tranchant du critique, et l’exigence du compositeur : tout indique en Schumann, le créateur idéaliste, d’une rigueur supérieure, surtout exigeant à propos de la musique, scrupuleux sur l’orchestration. La cohérence dramaturgique lui échappe quelque peu. C’est d’ailleurs sur ce seul registre que l’on peut émettre des réserves sur son unique opéra.
D’une manière générale, Genoveva est devenue une affaire délicate, une œuvre connue mais peu appréciée, une partition au statut bancal. La nature même de son écriture, liée au tempérament plus littéraire que théâtral de l’auteur (qui rédigera au final lui-même son livret) explique en partie cette difficulté à lui reconnaître une valeur immédiate. Genoveva gagnerait cependant à être comparée aux œuvres nouvelles, à la façon de la Damnation de Faust de Berlioz, qui porte le sous-titre de « légende dramatique » et que l’auteur destinait au concert, non à la scène. De fait, la musique de Genoveva est une totalité agissante qui impose au devant de la scène, à l’égal des voix solistes, la masse orchestrale qui chez Schumann, est d’une incomparable finesse expressive.
A ce titre, la partition doit être appréciée dans un contexte musical qui recherche de nouvelles formes dramatiques, inspiré par l’esthétisme romantique, qui l’éloigne de la machine lyrique académique, plutôt historique. Schumann participe de ce mouvement, et même s’il ne laisse qu’un ouvrage lyrique aux côtés de Wagner lequel à la même période (Lohengrin) affine sa conception de l’opéra romantique allemand, Genoveva demeure une étape primordiale sur le plan musical, et dans la carrière de Schumann (qui dans son Faust à venir, marquera sa préférence pour la forme « oratorio »), et dans l’histoire de l’opéra allemand.
Eclosion d’un opéra romantique allemand. Mozart, visionnaire et moderne avait œuvré pour que s’affirme malgré la préférence italienne, un drame lyrique spécifiquement allemand. L’enlèvement au sérail (1782) puis, La flûte enchantée (1791) montrent combien il était possible pour le public germanique d’applaudir un spectacle abouti. Mais l’Empereur à Vienne, Joseph II, demeura italophile.
Pourtant la fin du XVIIIème siècle est incontestablement marquée par la nécessité et l’éclosion progressive d’un opéra allemand. Eclosion d’un drame national car ici, la musique véhicule aussi des enjeux politiques. L’opéra allemand nouveau était radicalement rejeté par les aristocrates plutôt italophiles quand les bourgeois, plus sensibles à l’idéal nationaliste, encouragent sans ambiguité, l’opéra allemand. De fait, après Mozart, Beethoven (Fidelio, révisé par trois fois) surtout, Weber (Freischütz, 1821) démontrent pas à pas l’affirmation de l’opéra allemand dans la première moitié du XIX ème siècle.
Vienne historiquement impériale, restera longtemps la plus résistante à l’endroit de l’opéra germanique. C’est Dresde qui indique la voie de l’avenir et l’ouverture culturelle du théâtre lyrique. C’est d’ailleurs dans la capitale de la Saxe, que Wagner et Schumann composent chacun indépendamment de l’autre, pour que naisse l’opéra romantique allemand. Dresde applaudit le Don Juan de Mozart, en allemand. Sous l’impulsion de Weber, jusqu’à sa mort en 1829, le drame national se précise et s’impose durablement dans l’esprit des compositeurs. Mozart, Beethoven, Weber : les modèles ne manquent pas.
Wagner établi à Dresde dès 1843, illustre durablement la réussite du genre : Rienzi, Tannhäuser sont créées dans le théâtre de la Cour saxone. Il y compose Lohengrin. C’est l’auteur du Vaisseau fantôme également, qui prononcera le discours accueillant les restes de Weber, mort à Londres, rapatriés à Dresde, en 1844.
Schumann à Dresde. Schumann aborde en 1843, le cadre symphonique et lyrique avec La Péri, vaste fresque musicale, féerie exotique, sans réalisation scénique. La musique est, et porte l’action.
En 1844, Schumann se fixe à Dresde… il a déjà en tête son Faust mais il ne manque pas, dès son arrivée, de se recueillir sur la tombe de Weber. Weber qui faillit être son professeur, si ce dernier n’était pas parti à Londres justement. Schumann et Wagner se fréquentent, passent même de longues soirées à discuter la forme de l’opéra romantique à venir.
Avec Le Vaisseau Fantôme, Rienzi et Tannhäuser, Wagner a démontré sa maîtrise dans le genre lyrique historique et fantastique. Mais il est sur le point d’accoucher de Lohengrin, oeuvre autobiographique qui en mettant en avant, la malédiction et la solitude du créateur, annonce la dramaturgie à venir, celle de l’Anneau du Nibelung.
Schumann/Wagner : deux conceptions pour un opéra. Leur conception diverge. Wagner reprochera souvent à Schumann, son absence de parole, sa conversation muette, quand Schumann déclare à maintes reprises, à propos de son interlocuteur, en 1846 : « Wagner est impossible, c’est certainement un homme spirituel, mais il ne cesse de parler. On ne peut tout de même pas parler sans arrêt ». Sur Tannhäuser, Schumann s’est exprimé en 1847 : « il est certain qu’il a une couleur géniale ». Alchimiste des climats intérieurs pour piano seul, conteur inégalé aussi dans l’art du lied, Schumann profite du climat d
resdois pour édifier lui aussi sa propre conception de la dramaturgie. Très vite, l’idée d’un opéra le hante. Mais il est l’homme réservé, l’auteur de l’élipse, de la suggestion, celui qui exprime la totalité de l’action et de l’essor psychologique non sur la scène, mais dans la musique.
Genoveva, l’opéra selon Schumann. Schumann retrouve avec l’histoire de Geneviève de Brabant, extraite de la légende médiévale et de l’histoire allemande, un thème déjà traité par Beethoven, celui de la fidélité conjugale, du courage et de la dignité de l’épouse vertueuse. Le contexte chevaleresque est proche du Lohengrin contemporain de Wagner ; il y est même question de fantastique et de forêts magiques à la façon d’Euryanthe de Weber.
Même s’il fréquente Wagner alors en pleine gestation de Lohengrin, Schumann affirme sa filiation avec Weber, son vrai modèle.
En septembre 1847, les représentations d’Euryanthe le plonge dans un état de féerique inspiration : « tout est extrêmement riche d’idées, magistral ».
Et même si cette conception du drame a plus de 20 ans, Schumann s’y retrouve davantage que dans la musique de son confrère, Wagner.
Lohengrin/Genoveva. Schumann en écoutant en 1846, la partition de Lohengrin de Wagner, déclare avoir eu l’idée déjà ancienne de traiter musicalement le même sujet.
Outre le sujet médiéval et le rapport de l’homme à la femme, les deux ouvrages appartiennent bien à la même époque. Mais ce qui est éloquent, c’est leur manière diamétralement opposée, leur conception esthétique divergente. Si Wagner établit clairement l’impossibilité du couple Lohengrin/Elsa, Schumann proclame tout l’inverse, porté par son bonheur conjugal et l’amour de son épouse Clara : c’est bien l’accord du mariage, et la vertu de l’épouse finalement reconnue qui triomphe dans Genoveva. Si Elsa, héroïne romantique par excellence est dominée par ses angoisses et le doute, Genoveva ne perd jamais la foi : elle montre même dans les instants les plus tragiques et désespérés, une dignité surprenante.
La conception des caractères rapproche pourtant les deux œuvres : la sorcière Margaret rappelle l’influence maléfique d’Ortrud. Deux personnages noirs, admirablement conçus pour deux voix de mezzos sombres et envoûtants.
Bien différents, le profil des héros. Chevaliers tous deux, Lohengrin et Siegfried sont pourtant frères opposés : l’un est ténor, l’autre baryton. Quand le premier quitte sa promise (Lohengrin), le second revient pour la retrouver et réhabiliter son honneur bafoué. Deux mouvements inverses pour exprimer ici, deux conceptions de la vie et du monde, nettement contraires.
Au crédit de Schumann, avouons aussi que le personnage de Golo, l’amoureux écarté de Genoveva et l’instigateur maléfique du déshonneur éclaboussant la figure de l’épouse, est peint avec une palette musicale bien plus complexe que le trop aveugle Talramund de Wagner. Golo est ce anti-héros dont la souffrance profonde et les blessures savamment explicitées, suscitent compassion et pitié. C’est un être dévoré par la faiblesse et la jalousie. Révisons à l’aune de ce personnage, l’appréciation générale de l’opéra schumannien.
Impossibilité et crise chez Wagner, accomplissement et bonheur chez Schumann : l’opéra allemand n’a jamais tant connu de réalisations aussi magistrales que divergentes.
Dénouement. 1850, création de Genoveva et de Lohengrin. Dans son travail qui mêle le souffle de la fresque terrifiante et l’éclat d’une aurore de rémission, fluide et aérienne,- promesse de cet horizon pacifié auquel tend tout l’œuvre ?-, Schumann se souvient aussi de son ami Mendelssohn dont il regrette la mort, survenue en novembre 1847.
Le compositeur achève finalement la partition de Genoveva, le 4 août 1848, l’année des troubles politiques auxquels Wagner apporte son concours engagé. Schumann aura terminé la composition de son opéra après son compatriote dresdois, qui de son côté avait achevé Lohengrin la même année… depuis le mois d’avril.
Coïncidence répétée, les deux ouvrages, emportés comme leur auteur par l’insurrection de 1848, ne seront créés que deux ans plus tard, en 1850 : Genoveva à Leipzig (le 25 juin au Stadttheater sous la direction de Schumann), Lohengrin à Weimar (le 28 août au Hoftheater sous la direction de Liszt).
Comble du sort pour Schumann, il doit patienter avant de pouvoir diriger la création de son opéra à Leipzig. Provocation insupportable même, il est tenu d’attendre que soit représenté « Le Prophète » de celui qu’il déteste avant tout autre, Meyerbeer. Le théâtre a décidemment bien mal rendu hommage au talent du Schumann dramaturge. En 2006, Genoveva demeure toujours écartée de la programamtion des théâtres lyriques comme des salles de concerts.
Illustrations
Jacques-Louis David, Monsieur et madame Monguez (1812)
Antoine Berjon, panier de lys sur une commode (1814)
Baron Gérard, Madame Walbonne (1760)
Hippolyte Flandrin, Madame Flandrin (1846)
Approfondir
Lire aussi notre entretien avec Brigitte François-Sappey, auteur chez Fayard d’une biographie consacrée à Robert Schumann.