Georges Bizet
Carmen, 1875
Bizet ne connut pas le succès que nous réservons aujourd’hui à son dernier opéra. Le compositeur qui s’éteignit quelques semaines après la création de Carmen, à l’Opéra-Comique, le 3 mars 1875, vécut les affres de l’incertitude, dut supporter les pointes de la critique puritaine. Jamais boudée depuis sa « résurrection » légitime en 1883, l’oeuvre suscite l’unanimité aujourd’hui, comme en témoigne l’actualité de la scène et de la télévision, en mai et en juin 2007.
Paris, Théâtre musical du Châtelet
Du 10 au 28 mai 2007
Sylvie Brunet, Carmen
Les Musiciens du Louvre
Mark Minkowski, direction
L’heure de l’Opéra
France 3
Samedi 2 juin 2007 à partir de 23h
Le documentaire puis la version intégrale
La mort des flons flons
« L’école des flonflons, des roulades, du mensonge est morte, bien morte!… » ainsi s’exprime Bizet en 1867 au lendemain de la création des Pêcheurs de Perles. Dans l’enthousiasme de l’écriture, le compositeur s’entêtait à défendre un théâtre direct, palpitant, un type de chant aussi qui s’écartait des poncifs pompeux et bruyants. Pourtant, le « révolutionnaire » aura bien du mal à s’imposer car ni La jolie fille de Perth, ni Djamileh ne s’imposeront. Carmen, d’après Mérimée, est donc vécue comme l’ultime recours, la dernière chance pour vivre la reconnaissance tant attendue de ses idées et de ses convictions d’homme de théâtre.
Le Cid précède Carmen
Ayant trouvé ses librettistes, Halévy et Meilhac, Bizet doit vaincre les réticences du directeur de l’Opéra-Comique, Camille du Locle, qui fait la fine bouche et cache son enthousiasme face à la hardiesse du sujet espagnol, dès l’été 1873. Halévy aida Bizet en suggérant l’invention d’une héroïne pure et chaste afin de compenser la sauvagerie de Carmen: ainsi sera conçue Michaëla. Mais les entretiens retardent l’écriture de la partition et le compositeur accepte finalement la proposition du baryton Jean-Baptiste Faure de lui écrire un rôle taillé pour sa (dé)mesure. En octobre 1873, Bizet lui joue au piano, tout l’opéra Le Cid d’après La jeunesse du Cid de Guillén de Castro. En Faure, le musicien avait trouvé un grand interprète, capable de porter ardemment ses théories lyriques: un coeur « amoureux et filial, chrétien, héroïque, triomphant« … Le destin empêcha à nouveau la réalisation du projet, aucune scène parisienne ne fut prête à l’accueillir…
Mort de Carmen, mort de Bizet
Le succès d’un ouvrage tient beaucoup à l’engagement de ses interprètes principaux. Le cas de Carmen est éloquent. Après quelques candidates sollicitées mais velléitaires, c’est la créatrice de Mignon d’Ambroise Thomas, Célestine Galli-Marié, qui accepta de chanter Carmen et donc, de se faire poignarder à la fin de l’ouvrage, contre tous les usages scéniques d’alors. En septembre 1873, Bizet témoigne de sa totale adhésion à ce choix. Autant de bonnes dispositions auraient du favoriser la sérénité de Bizet mais son couple avec Geneviève Halévy (la fille de son maître, Fromental, l’auteur en 1835 de La Juive, récemment ressuscitée sur la scène de l’Opéra Bastille) battait de l’aile… Entre septembre et décembre 1874, les répétitions se multiplièrent. Jusqu’à la première, Du Locle peu consentant dès l’amorce du projet, faillit tout annuler, en particulier quand les choeurs se rebellèrent, contraints de jouer tout en chantant, et pire, fumer sur scène! Le 3 mars 1875, la création put avoir lieu grâce au soutien des deux chanteurs, Carmen et Don José, Galli-Marié et Paul Lhérie. Au lendemain de la première, la presse développa son venin puritain et moralisateur. Bizet éreinté, se refugia à Bougival pour y mourir le 3 juin suivant.
Vague espagnole en France Carmen suit une série florissante d’oeuvres d’inspiration ibérique… avec Havanaise de Saint-Saëns, Espana de Chabrier, Boléro de Gounod, ou encore la Symphonie espagnole de Lalo (1873)… sans omettre la profonde affinité créative développée par le peintre Edouard Manet sur le motif espagnol, inspiré par les grands maîtres classique, Zurbaran, Velasquez, Murillo…
La partition de Bizet, qui n’alla jamais en Espagne, exprime sa propre vision de la musique méditerranéenne. Le filtre de la sensibilité, à la façon de Proust, opère une distanciation sélective qui distille ensuite ses propres couleurs. Sans être l’héritier d’une tradition lyrique précise, Bizet invente constamment son Espagne et sa Carmen donne prétexte à une partition bigarrée de thèmes et de climats contradictoires qui n’appartiennent qu’à son imaginaire. Nous sommes bien loin d’un hispanisme de pacotille: la pulsion et la battue qu’y fait régner le musicien, donnent même une nouvelle définition du genre opéra. La vie, le rythme, rien que les tourments de l’amour et de la passion… C’est un sang neuf, expurgé de la convention, qui coule dans les veines des protagonistes. Théodore de Banville a remarquablement compris la modernité sanguine de Bizet… « pour qui … la musique, même au théâtre, doit être non pas un amusement, une manière de passer la soirée, mais un langage divin exprimant les angoisses, les folies, les célestes aspirations de l’être… qui est ici bas un passant, un exilé…«
Banville tout en replaçant Bizet dans le wagnérisme ambiant, lui reconnaissait la poésie de son orchestre plus apte que les chanteurs eux-mêmes à exprimer de la vie, « les entraînements insensés ».
Après la mort de Bizet, Du Locle dut reprendre Carmen en 1876, avec les interprètes de la première. Tchaïkovski assista avec passion et admiration à ce qu’il tenait alors comme le meilleur opéra français, bouleversante réalisation du « joli ». Alors que la France oublia un peu vite le chef-d’oeuvre, l’Europe s’enthousiasma à en perdre haleine: Bruxelles (en 1877 avec Galli-Marié dans le rôle-titre), et surtout l’Autriche où Pauline, l’épouse de Richard Strauss, tint à incarner le rôle de la gitane palpitante et fatale.
Après moult péripéties, Carmen revint sur la scène de l’Opéra-Comique en … 1883, avec Galli-Marié, superbe et arrogante, suscitant le triomphe que méritait l’oeuvre. Un juste retour des choses comme en témoigne après Banville, Nietzsche qui fatigué des sentimentalités empoisonnées de Wagner (qui fut son premier dieu), retrouvait dans Carmen, les furieuses et primitives effluves de sa gaieté « africaine ».
Illustrations
John Singer Sargent, danseuse de flamenco (1882)