Gesualdo: Livre V, 1611 (Hilliard Ensemble, 2009)
1 cd ECM New series
Avant dernier d’un corpus total qui compte 6 Livres, le Livre V de madrigaux de Gesualdo à 5 voix, édité en 1611 relève déjà d’une esthétique tardive du genre polyphonique où compte pour beaucoup, l’apport si révolutionnaire de Monteverdi. Détachant l’écriture de son carcan homophonique, certes harmoniquement si raffiné, le grand Claudio a permis à l’écriture madrigalesque d’innover toujours, d’expérimenter, de servir le texte en détachant chaque voix, en individualisant le discours. A son génie, revient l’invention prémonitoire (de l’opéra) du madrigal dramatique.
Selon la portée et le sujet poétique, chaque madrigal gagne en profondeur et ambivalence émotionnelles nouvelles; entre articulation linguistique et engagement expressif si proche des intonations dramatiques du texte, les chanteurs de l’Hilliard Ensemble redouble de fluide précision, de richesse dynamique, de couleurs jamais artificielles, sachant toujours conserver la tension interne de chaque poème: la diversité des climats du 3 par exemple (« Itene, o miei sospiri ») rend bien compte d’un travail sur le souffle, la synchronicité des phrases partagées comme la combinaison très homogène des accentuations individualisées.
Lumière de l’ombre
A la différence de Monteverdi, si fulgurant dans ses vertiges sensuelles (pour ne pas dire érotiques), le style du Prince de Venosa, est encore très distancié (retrait lié à son tempérament et à la dignité de sa naissance?) par rapport au texte et son engagement caractérisé est traité selon la ligne vocale moins la couleur et l’individualisation dont nous avons parlé.
On a beaucoup brodé sur le profil psychologique du compositeur aristocratique et criminel (tuant sa femme et son amant en 1590 soit près de 20 ans avant les madrigaux dont il est question ici), âme maudite et romantique avant l’heure, sombre et mélancolique.
Or à l’écoute des Hilliard, l’ombre grave de Gesualdo gagne une prodigieuse lumière: ivresse des hauteurs et d’une élévation toute spirituelle, plutôt qu’épanchements noirs d’un homme défait rongé par la faute commise voire le remords; la fermeté de l’élocution, le relief parfois acide et mordant de la sonorité chorale (dû au trio des voix hautes: 1 soprano féminin, 2 altos masculins) conservent en particulier la clarté de l’armature vocale. Agé de 51 ans, alors au terme de sa carrière, il meurt deux ans après la publication de son Livre V (en 1613), Gesualdo sort presque lumineux de cette approche tournée vers les cimes (divines?): même « O tenebroso giorno » (plage 19) que l’on tient d’ordinaire pour l’illustration de son âme insatisfaite et versatile, affirme une certitude inédite qui doublée de la recherche constante d’un chromatisme de plus en plus structurant, miroir d’une pensée ascensionnelle, confirme la présence d’un homme de foi, en quête d’excellence morale. Disons que l’abîme gésualdien est constamment traversé de splendides éclairs salvateurs. S’il n’était le dernier, « T’amo, mia vita », confession pleine d’interrogations comme d’ombres persistantes. Les lumières de l’ombre. Les ombres et les failles dans la lumière. Alla Tintoretto… Toute la richesse et la contradiction de Gesualdo semble contenue ici, magnifiquement servie par la fébrile et suave sensibilité des Hillliard.
Carlo Gesualdo di Venosa (1560 – 1613): Delli Madrigali a cinque voci del Prencipe di Venosa Libro Quinto, Livre V de madrigaux (1611). The Hilliard Ensemble. Monika Mauch, soprano. David James et David Gould, contreténors. Rogers Covey-Crump et Steven Harrold, ténor. Gordon Jones, baryton. 1 cd ECM 2175. Enregistré réalisé en novembre 2009.