mercredi 2 avril 2025

GRAND TÉÂTRE DE GENÈVE, le 28 mars 2025. MOUSSORGSKI : La Khovantchina. Raehann Bryce-Davis, Dmitri Ulyanov, Michael J. Scott… Calixto Bieito / Alejo Pérez

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Le Grand Théâtre de Genève affiche une version flamboyante d’un opéra rare de Moussorsgki : La Khovantchina. Ce brûlot sociétal et politique, spectaculaire, est restitué dans une version particulièrement complète, délivrant une vision singulièrement cynique et barbare. Le plateau vocal de haut vol dont l’exceptionnelle Marfa de Raehann Bryce-Davis, compense largement laideur et vulgarités de la mise en scène ciselées par le provocateur Calixto Bieito. D’autant plus que le metteur en scène catalan dispose à Genève d’une machinerie impressionnante, luxueuse en effets visuels grand format, perdant souvent toute mesure ou justification dramatique… [pour le seul plaisir de provoquer ? ]…

Crédit photographique : © GTG  /  Carole Parodi

 

 

Opéra rare sur scène, opéra puissant cependant, la Khovantchina [1881] souligne chez Moussorsgki son regard affûté sur le pouvoir et la politique. Dans le sillon de son opéra précédent, Boris Godounov conçu 10 ans auparavant [1869], le compositeur russe affine encore sa vision des composantes de la société russe.
Tout pouvoir ne peut être que barbare, violent, cynique et dans cette mise en scène d’une vulgarité sans limite. Sur cet échiquier infect s’opposent plusieurs partis : les Vieux-Croyants, sectaires défenseurs des traditions ancestrales, menés par l’illuminé Dossifeï ; les guerriers barbares Streltsy, sans foi ni loi, souvent ivres et brutaux, bras armés du boyard Ivan Khovansky, prêt à tout pour prendre le pouvoir y compris s’insurger contre la Tsarevna Sofia, et placer son fils Andrei sur le trône ; face au pourfendeur Khovansky, se dresse le prince Galitsine [ancien amant de la dite Tsarevna, rivale du Tsar Pierre], pro européen, qui a vaincu les polonais et les ukrainiens… Il incarne la ruse du diplomate [face à la sauvagerie active du boyard Khovansky : l’astuce et la phraséologie contre l’épée et la violence.

 

Marfa, voyante pour Galitsine, lui dévoile son avenir : chute, échec, exil et mort

 

 

Puissance omnipotente et même mythique car invisible, le Tsar véritable ne se voit jamais : Pierre le Grand ne paraît pas, est cité, mais ses troupes interviennent pour rétablir ce qui semble juste ; elles sauvent Marfa que Galitsine avait condamnée, puis le scribe, que Bieito imagine sur son siège, en ado attardé, excité, à casquette, en joueur de jeux vidéo.
Le Tsar est une autorité qui agit en dernière instance à mille lieux et plus haut que la vermine humaine qui encombre les planches ce soir. Ainsi au terme d’une action rien qu’anecdotique, Pierre punira comme il se doit l’insolent Khovansky. Et son dossier ou son « affaire » [la Khovantchina] sera refermée, goutte d’eau dans l’océan de l’histoire russe qui a compté par milliers, attentats, coups d’état, rébellions… matés, avortés, évacués. Du reste l’opéra s’achève sur la mise à mort des Streltsy, gazés minutieusement alors que la grâce leur avait été accordée soit disant (?!).
Surtout l’action se conclut sur le bucher collectif qui extermine le cercle des Vieux-Croyants et leur guide Dossifeï ; ils avaient fini dans une sorte de transe sectaire comme en témoigne le duo Marfa / Suzanna, au bord de l’hystérie apeurée…

Reste un personnage central au nom duquel les dites figures politiques se prononcent, prennent parole et décision : le peuple. Manipulé, infantilisé, culpabilisé, il encaisse, souffre, patiente, se soumet, toujours sidéré / révolté [le choeur des femmes Streltsy], dans une inquiétude voire une indignation, rien que passive.

 

Barbarie du sujet,
vulgarité de la mise en scène

Ivan Khovansky et ses esclaves persanes

 

Évidemment tout cela se voit dans la mise en scène de Bieito mais avec une surenchère qui accumule les poncifs du genre, manquant passablement de subtilité, n’évitant pas les répétitions ni la confusion [le personnage bouffon et trivial de Kouzka qui ouvre l’opéra, dévorant au sens strict du terme la tête cireuse, verdâtre de Staline dans son cercueil…!]. On concède que l’image suffisamment écœurante illustre ce cauchemar qui est à l’œuvre du début à la fin…

Mais le spectacle sait cependant ménager quelques images fortes comme seul le genre opéra peut en produire dans la magie des sons et l’incantation du chant.
Ainsi l’arrivée du cygne blanc Khovansky, entouré par les 11 immenses panneaux vidéo, représentant la cohorte des ballerines du lac des cygnes, composant comm une nuée d’anges suspendus [belle mise en abîme d’un moto emblématique de la culture russe].
Vision onirique s’il en est dans cette arène des vulgarités assumées, et qui contraste avec celle, finale, du dernier Dossifeï, apparaissant dans son tapis chasuble sur les épaules, masque à oxygène sur la tête, pendant qu’en fond de scène, les Streltsy, dans leur wagon grandeur nature, sont minutieusement… gazés. La fumée qui s’échappe du toit du wagon ne laisse aucun doute sur l’horreur à l’œuvre [rappelant les goulags et les atrocités perpétrés par le petit père des peuples, Staline…] ; l’image est aussi glaçante et d’un esthétisme qui s’inscrit dans la mémoire. Elle symbolise toute l’action et le sujet de l’opéra : la manipulation des peuples et leur extermination au nom d’une idéologie politique.

 

Le grand œuvre de Moussorgski

Scène finale : Les Vieux-Croyants réunis (avec Dossifeï, Marfa, Andrei) avant leur suicide collectif

 

La production genevoise souligne l’ampleur de la partition laissée par Moussorgski : son universalisme et son infinie poésie, comme son réalisme cru et cynique. Il apparait d’ailleurs que les théâtres de Moussorgski et de Wagner sont contemporains. Comme chez Wagner, on y retrouve une partition orchestrale des plus spectaculaires et envoûtantes, d’autant que l’Opéra de Genève a choisi de tout jouer, révélant des scènes encore plus rares [ou rarement enregistrées : la chanson amoureuse de Marfa (début du III) auquel succède son duo avec Susanna puis leur trio avec Dossifeï ; ou le récit du scribe, des mercenaires du tsar qui massacrent les Streltsy à la fin du même IIIè acte ; et dans une version des plus complètes comprenant en complément de celle première de Rimsky-Korsakov, l’orchestration de Chostakovitch [dont on comprend qu’il s’est probablement délecté à orchestrer une action qu’il a vécu lui même en tant que victime de la terreur stalinienne] puis celle de Stravinsky pour la fin [tableau du suicide collectif des Vieux Croyants au V].

On retrouve aussi en Marfa une sorte de Kundry, figure de la révolte, surtout de la culpabilité, mais aussi incarnation humaine et maternelle qui demeure cependant sous l’emprise du Vieux prêtre. Il y a enfin, traversant toute l’œuvre, cette symbolique du feu, source enivrante qui sauve en purifiant [pour mieux renaître ?] ainsi que Wagner l’exprime à travers le personnage de Loge et surtout dans le final du Ring dont toute l’action s’achève, elle aussi, dans les flammes rédemptrices … Du reste sur le plan strictement musical, l’expérience que vit le spectateur en assistant à l’opéra de Moussorsgki est au moins équivalente à celle qu’il éprouve face au théâtre de Wagner ; d’autant plus que l’un et l’autre pointe de la même façon et avec une clairvoyance au moins égale, la barbarie et la duplicité, les tractations et la manipulation dont sont capables les hommes, en particulier quand le pouvoir est en jeu.

La partition de la Khovantchina est une somme d’une insondable richesse exprimant sur le thème du pouvoir et de la société des peuples soumis, ce regard singulier de l’âme russe. Chostakovitch et Stravinsky ne se sont pas trompés en choisissant de réorchestrer une partition particulièrement fascinante et musicalement flamboyante ; à ce titre, la danse des esclaves persanes censées divertir Khovansky à sa cour est aussi sensuelle et chatoyante que la Sheherazade de Rimsky, un rêve symphonique d’une beauté confondante, dans un marécage d’actes ignobles et cyniques. La féerie avant l’assassinat du prince séditieux.

 

Plateau vocal très convaincant

Marfa rongée par son amour inavouable et Susanna (III)

 

 

De manière générale, tous les chanteurs convainquent ; ils partagent une indéniable intensité et vraisemblance, chacun dans leur partie. Parmi les « seconds rôles » (bien qu’en réalité chaque personnage assoit l’action globale], distinguons entre autres, le Kouzka d’Emanuel Tomljenovic [vocalement assuré, et qui va jusqu’au bout de son personnage, d’une veulerie presqu’obscène dans son jeu scénique]. De même, le scribe du ténor britannique Michael J. Scott ; le prince Andrei d’Arnold Rutkowski, comme le Galitsine de Dmitry Golovin, serpent altier qui sait débusquer chez le boyard Khovansky, la faille qui ronge sa cuirasse : évoquant alors « ce petit enfant qui ne trouvait pas sa place »… ; chacun vibre du même relief dramatique et vocal.

Réussissant haut la main sa prise de rôle, la mezzo américaine Raehann Bryce-Davis [remarquée à Covent Garden en Amneris dans Aïda de Verdi) affirme une Marfa active, amoureuse et rongée par la culpabilité (son amour pour Andrei) ; son personnage rétablit charnellement l’épaisseur humaine de l’œuvre, complétant en cela la succession des confrontations politiques [plutôt glaçantes], comme les nombreux tableaux collectifs avec chœur… Elle réussit en particulier ses 3 séquences cruciales : sa voyance comme médium scrutant l’avenir [et annonçant dans une scène de pur spiritisme : exil, destitution et mort pour Galitsine] ; sa chansonnette de jeune fille éprise qui concentre ses désirs avortés et mal vécus ; enfin son duo avec le prince Andrei au moment de l’immolation collective qui dévoile sa relation trouble avec le jeune prétendant finalement sacrifié.

Saluons aussi Dmitri Ulyanov, dans le rôle du prince Ivan Khovanski (précédents Général Kouzoumov dans Guerre et Paix, et Boris dans Lady Macbeth de Mtsensk) ; impeccable de brutalité libre et décomplexée grâce à un chant jamais serré ni tendu ; comme le Dossifeï de la basse Taras Shtonda [qui endossait le rôle en 2024 à la Staatsoper de Berlin…] : aplomb manipulateur, discours dogmatique et intolérant, emprise sur chaque âme perdue qui l’approche, on comprend que cette figure du fanatisme religieux, et de la repentance aussi véhémente qu’insondable, n’ait aucune difficulté en guide sectaire, à entraîner en fin d’action ses ouailles à la mort… Les chœurs très sollicités dans le jeu dramatique contribuent à la violence brute du spectacle. La direction du chef argentin Alejo Pérez convainc particulièrement par son sens du détail qui profite évidemment aux orchestrations en jeu : celle de Rimsky qui le premier a souhaité achever la partition (1886) laissée inachevée par Moussorgski en 1881 ; celle de Chostakovitch bien sûr (1950), et plus encore assurément celle en demi teinte, spirituelle et pessimiste, de Stravinsky dont la science des couleurs et l’économie poétique jusqu’à l’épure, semble renouer avec le génie dramatique de Moussorgski.
Le jeu des timbres, en particulier les clarinette, cor anglais [danse des esclaves persanes] et basson, souvent exposés, apportent cette tendresse bienvenue dans une fresque qui collectionne les abjections collectives de toute sorte [avec cet air sur la médisance qui en dit long alors sur la société russe épinglée par Moussorsgki]. On ne saurait disposer d’une réalisation musicale plus complète et convaincante. Ce que nous donne à voir le metteur en scène les premiers tableaux passés, et ses éléments qui se répètent souvent, tendraient à l’indigestion. Mais, pour qui est désormais familier de son travail scénique, Calixto Bieito n’a-t-il pas justement, comme but ultime, de nous faire réagir ? Que l’on apprécie pas ou peu la réalisation visuelle, le cast vocal, le travail en fosse (Orchestre de la Suisse Romande) sont absolument à écouter.

 

 

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GRAND Théâtre de GENÈVE, le 28 mars 2025. MOUSSORGSKI : La Khovantchina.
Encore 3 dates à l’affiche : demain dimanche 30 mars [16h], les 1er puis 3 avril [19h] – Durée : 4h avec entracte de 30 mn
Prochaine production lyrique présentée par le Grand Théâtre de Genève [dans la Cathédrale Saint Pierre] le STABAT MATER, oratorio de PERGOLESI mis en scène par Roméo Castellucci : du 10 au 18 mai 2025 – plus d’infos :
https://www.gtg.ch/saison-24-25/stabat-mater/
6 représentations
10, 12, 13, 14, 16 et 18 mai 2025 – 20h30
Cathédrale Saint-Pierre
Place non numérotée
Durée : approx. 1h15 sans entracte
DISTRIBUTION
Direction musicale : Barbara Hannigan
Mise en scène, scénographie, costumes et lumières : Romeo Castellucci
Soprano : Barbara Hannigan
Contre-ténor : Jakub Józef Orliński
Ensemble Pomo d’Oro
Ensemble Contrechamps
Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève
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GRAND THÉÂTRE DE GENEVE, le 28 mars 2025. Modeste Moussorgski (1839-1881) : La Khovantchina (1881), drame musical en cinq actes sur un livret du compositeur et de Vladimir Stassov (orchestration de Rimsky-Korsakov – 1886, Dimitri Chostakovitch -1950 ; et Igor Stravinsky (acte V). Mise en scène : Calixto Bieito. Avec Dmitry Ulyanov, Prince Ivan Khovanski ; Arnold Rutkowski, Prince Andrei Khovanski ; Dmitry Golovnin, Prince Vassili Golitsine ; Vladislav Sulimsky, Le boyard Chakloviti ; Taras Shtonda, Dossifeï ; Raehann Bryce-Davis, Marfa ; Liene Kinča, Susanna ; Michael J. Scott, le Scribe ; Ekaterina Bakanova, Emma ; Igor Gnidi, Varsonofiev ; Emanuel Tomljenović, Kouzka ; Remi Garin, Strechniev, .… Maîtrise du Conservatoire Populaire de Genève / Choeur du Grand Théâtre de Genève (Chef des chœurs : Mark Biggins). Orchestre de la Suisse Romande / direction : Alejo Pérez

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