En 1901-1902, Mahler compose un cycle bienheureux d’un rare accomplissement dans son oeuvre, ailleurs si marquée par l’épreuve et la douleur. Les Rückert incarnent une période de pleine maturité dans l’écriture de Mahler, et affirment son génie du lied. On y perçoit l’équilibre et la sérénité qui ont inspiré le coeur du musicien, lequel écrit dans la nature, dans sa maison-atelier Häuschen, qu’il s’est fait construire, rien que pour lui et pour favoriser sa créativité.
Après l’enchantement du Knaben Wunderhorn, Mahler passe une autre étape de son écrtiure vocal et symphonique en mettant en musique les poèmes de Friedrich Rückert (1788-1866), poète ordinairement apprécié comme « mineur ». Mahler a choisi en particulier ses vers extraits du recueil Liebesfrühling (Printemps d’amour, édité en 1824) que le poète dédie à sa jeune épouse: ce que fait également, de façon implicite, le compositeur vis à vis d’Alma. Rückert se joue des sonorités propres de la langue: allitérations, fausses symétries ou fausses répétitions des mots, et effets linguistiques priment sur le sens réel des vers. Ainsi à titre d’exemple, le jeu sur la proximité sémanique et musicale des deux mots presque géméllaires: lider (paupières) et lieder (mélodies) dans le chant I (Blicke mir nicht in die Lieder…).
Elegance, finesse, sensibilité, pudeur aussi: l’écriture de Rückert a tout pour séduire Mahler. Pour suivre la couleur intime des textes, Mahler abandonne danses et rythmes déclaratifs, ailleurs si familiers et réguliers dans son univers strictement orchestral. Mahler y développe une clarté sombre, cette lumière grave où l’optimisme lyrique, porté par son amour pour Alma, n’est jamais éloigné d’un profond sentiment amer. Ici, l’état d’extase porte aussi le sentiment du deuil et du sanglot.
Gustav Mahler
Rückertlieder 1901-1902
Chants d’amour, l’été, à Maiernigg
Contemporains de la Cinquième Symphonie, les Rückertlieder sont composés à l’été 1901 puis 1902 (pour le dernier) dans la villa Maiernigg, loué chaque période estivale par Gustav Mahler.
Dès le 14 juin, le compositeur, inspiré par la beauté du site naturel, écrit le premier lied: « Blicke mir nicht »… Quatre autres mélodies devaient ainsi voir le jour… Le dernier lied est marqué par le récent mariage récent du musicien avec la plus belle femme de Vienne, Alma dont le journal intime a restitué la genèse et le sens caché de l’ultime opus: « Liebst du um Schonheit ». Mis en musique en juillet 1902, le lied renferme les interrogations du marié, à la fois fasciné et inquiété par la beauté rayonnante mais aussi le bel esprit de sa femme. Gustav fait la surprise à son épouse: il lui a dédicacé la partition et la lui révèle alors qu’au piano, Alma est occupée à déchifrer avec passion, la partition de Siegfried de Wagner. C’est un lied en forme de déclaration amoureuse. Sa profondeur touche Alma jusqu’aux larmes.
Les Rückert Lieder sont créés en janvier 1905 à Vienne lors d’un concert où Mahler dévoile alors ses plus récentes oeuvres: les quatre Rückert de 1901 mais aussi les cinq Kindertotenlieder (achevés l’année précédente), ainsi que les quatre Wunderhorn Lieder de 1892 à 1898 et les deux Lieder empruntés au même recueil poétique et composés en 1899 et 1901. Le programme intimiste est réservé dans la petite salle du Musiverein. Si les cantatrices actuelles ont pris l’habitude de chanter les lieder de Mahler, la création viennoise de ce programme de lieder est assurée par des hommes: le ténor Fritz Schrödter et les barytons Anton Moser et Friedrich Weidemann (dont Mahler a fait son interprète préféré, en particulier pour les Kindertotenlieder).
La justesse émotionnelle des oeuvres ainsi dévoilées au public saisit l’audience: c’est un triomphe qui confirme le génie de Mahler dans la forme introspective, celle noble qui exprime les chants intérieures propres au romantisme germanique.
1. Blicke mir nicht in die Lieder.
2. Ich atmet’ einen linden Duft.
3. Ich bin der Welt abhanden gekommen.
4. Um Mitternacht.
5. Liebst du um Schönheit.
Illustrations: Alma Mahler, Gustav Mahler (DR)