En marge des festivals prestigieux et des sites où la mer, le soleil, la plage attirent chaque été la manne touristique, il est d’autres lieux où la culture et le spectacle vivant poursuivent leur chemin. Un chemin d’autant plus avenant qu’il est ponctué de découvertes patrimoniales et musicales inestimables.
Prenez par exemple, le temps de notre séjour au Pays des mille étangs, l’initiative défendue par Fabrice Creux, directeur du festival Musique et Mémoire : il ne s’agit pas simplement d’animer les lieux culturels (auditorium de Lure), ou patrimoniaux de la région (basilique Saint-Pierre de Vexeuil-Les-Bains) de quelques concerts de musique.
Qui devinerait qu’ici, des heures de pure découverte musicale vous attendent, dans un triangle situé à près de 4h30 de Paris (par le train), entre Besançon, Epinal, Belfort ?
Il s’agit bien de défendre et d’illustrer une conception de plus en plus rare de la musique : la présence d’artistes insuffisamment reconnus dans les répertoires qu’ils servent avec une passion unique et singulière. A la volonté de maintenir dans le tissu rural, un souffle culturel, en particulier de musique classique, correspond l’exigence de qualité et mieux, d’originalité des interprètes et des programmes retenus. C’est aussi une démarche artistique qui s’interroge sur sa propre forme : comment se renouveler, associer répertoire ancien et approche vivante, comment fidéliser et rajeunir les publics? Et d’ailleurs, quels publics? Les populations locales sont de moins en moins nombreuses…
Pour toute réponse, Fabrice Creux offre depuis le début du festival, les fruits de valeurs clés : ouverture et curiosité. Autant de principes moteurs qui font de cet événement en Haute-Saône, une scène vivante et un laboratoire.
Le festival Musique et Mémoire favorise surtout la création : commande aux compositeurs contemporains, ou choix des interprètes baroques porteurs de propositions nouvelles qui sont des relectures ou des innovations. Envoyés spéciaux à Lure puis à Vexeuil-les-Bains, nous avons pu constater combien la ligne artistique n’avait pas fléchi. Lire dans ce sens, notre précédent reportage au moment de l’édition 2005. Mieux, les deux concerts auxquels nous avons assisté, témoignent d’une incontestable qualité comme ils dévoilent le discernement remarquable qui préside depuis toujours à la direction de ce festival pas comme les autres.
Lure. Le 22 juillet. Depuis Paris, après 4h de train, arrivée à Vesoul. Puis attente pour rejoindre Lure par le « TER » dont le luxe technologique nous rappelle qu’ici, au cœur de la ruralité, la distance ne doit pas être un handicap. La Région Franche-Comté a mis les bouchées doubles pour assurer aux habitants, une infrastructure qui peut faire pâlir celle de la région Ile-de-France. De fait, à peine 15 minutes de trajet pour notre arrivée finale à Lure. La sous-préfecture de la Haute-Saône a conservé une bonne partie de ses batisses anciennes, dont le bâtiment de la Sous-préfecture avec à ses abords, un petit lac des plus idylliques, comprenant cygnes et canards. La vue est digne du Grand Maulnes.
Première escale de notre séjour, le concert du soir, dans l’Auditorium « François Mitterand ». Au programme, musique anglaise du XVII ème siècle : « Theater of Musicke ». Fabrice Creux le précise lui-même : « je veux faire transmettre et partager l’esprit d’un festival laboratoire » . Le choix du programme de ce soir lui donne raison : il n’a jamais été donné avant. Sauf peut-être entre les murs d’un studio d’enregistrement puisque l’ensemble La Rêveuse a enregistré pour le label K617, le programme musical de ce soir pour un disque qui paraîtra en janvier 2007. Le concert de Lure suit directement les séances de l’enregistrement. Originalité et même avant-première sont au rendez-vous du festival Musique et mémoire.
L’ensemble La Rêveuse, fondé par Benjamin Perrot (théorbe et direction) et Florence Bolton (viole de gambe), a signé une convention avec le Festival, en tant qu’ « artistes associés », les membres de l’Ensemble, affinent et livrent un programme totalement inédit dont il présente au sein du festival les fruits de leur séance de travail. Comme pour tout nouveau programme, les heures de recherche documentaire, puis de sélection des œuvres musicales ont préludé à cette aventure. Lire à ce propos notre entretien avec Benjamin Perrot et Florence Bolton.
Un programme réussi sait respecter les attentes du public, surtout dans le cas d’une création, comme ce soir. Découvertes et détente, comédie et jeu. Ajoutez à cela, un évident plaisir à marier les timbres, maîtriser la justesse des instruments d’autant plus difficiles quand il fait terriblement chaud (malheureusement pour nous, et surtout pour les interprètes, la salle de l’Auditorium n’est pas climatisée). Qu’importe les conditions, le plaisir est présent, palpable sur scène, comme parmi le public. Le journal de Samuel Pepys, officier de la marine britannique, habitant Londres au XVII ème siècle, donne le prétexte d’un spectacle particulièrement complet, dramatique, musical, littéraire. Sous les traits du comédien Olivier Martin Salvan, que le spectacle du Bourgeois Gentilhomme dirigé par Vincent Dumestre aura révélé (il y tient le rôle-titre), Pepys, lecteur de ses propres lettres, datées de 1665 à 1668, évoque ses cours de danses et de chant, les spectacles et les modes de la Cour, s’électrise par quelques allusions piquantes à la bagatelle (avec sa servante Sarah) ; se montre surtout d’une jalousie maladive vis à vis de son épouse. La conviction de l’acteur rend naturelle cette évocation fantaisiste du Londres baroque. Evocation fantaisiste qui est pourtant des plus historiques : Pepys/Salvan s’y montre comptable de menus détails de la vie quotidienne. Il fait même mention de la peste qui extermina une bonne moitié de la population en 1665. Le comédien retrouve en Pepys cet air de naïveté sincère et amusée, avec parfois une once à peine consciente de perversité, déjà remarquée lorsqu’il était Monsieur Jourdain, à la même époque, sur une autre scène. La voix est franche et nette, articulée et naturelle : Salvan pousse même la chansonnette, éclairant aussi ce qui fut la pratique de la musique entre amateurs dans les cercles aisés londoniens. Lui donne la réplique, la soprano Julie Hassler : timbre délicat, toute en fragilité féminine, idéal contrepoint à la vitalité parfois truculente de son témoin de mari-récitant. Les instrumentistes quant à eux délivrent le secret d’une musique filigranée dont la veine dramatique, installe des épisodes souvent comiques. Locke, Purcell, Banister illustrent la musique des spectacles auquel assista le mélomane Pepys. Lequel ne se prive pas au détour d’un paragraphe, d’égratigner la faiblesse des français, leur style pitoyable (« Ah Philis» de Samuel Akeroyde, « air d’un dandy nouvellement venu de France« ).
The Theater of musicke. Musique pour les théâtres Londoniens. Extraits du Journal de Samuel Pepys (1632-1703).Le disque du programme musical (sans les extraits récités du Journal de Pepys) sera publié par K617, en janvier 2007.
Luxeuil-les-Bains, le 23 juillet. Claudio Monteverdi, Les Vêpres de la Vierge. Le festival poursuivait son œuvre de défrichement créatif en soumettant à un cycle de musique particulièrement célèbre, un regard des plus imprévus.
Bref rappel historique sur l’œuvre. L’ouvrage que nous connaissons sous le titre générique des « Vêpres », n’a jamais été joué, du vivant de l’auteur, sous la forme d’un cycle complet tel qu’il est consigné dans le recueil édité par Monteverdi en 1610. C’est en vérité une publication de partitions que nous appellerions aujourd’hui, « promotionnelles ». En vu d’obtenir une nouvelle fonction, habité par le désir de trouver un nouveau patron, Monteverdi s’y montre des plus argumentés, en habile « marketeur ». L’auteur y démontre sa complète maîtrise qu’il s’agisse du genre traditionnel (prima prattica) ou novateur (secunda prattica), dans le traitement de textes variés aussi, à la Vierge mais aussi à la Sainte Trinité. D’ailleurs autant d’éclectisme affirme que le cycle ne pourrait pas fonctionner en l’état dans un contexte liturgique. C’est une édition laboratoire, expérimentale, voire encyclopédique dans laquelle Monteverdi consigne l’ensemble de ses possibilités : néo renaissance (architecture polyphonique) et donc également avant-gardiste (langage monodique emprunté à l’opéra dont il est depuis l’Orfeo de 1607, trois avant les Vêpres, le génie fondateur, reconnu et célébré).
L’interprétation. Il est légitime dans ce sens d’aborder les Vêpres comme une réserve, où l’on peut assembler et composer son propre cycle cohérent.
Bruno Boterf a choisi ici de recomposer une lecture volontairement traditionnaliste, regardant plutôt vers le XVI ème finissant, écartant délibérément les fastes spectaculaires de la musique opératique et monumental. Chef et interprètes cisèlent en conséquence les longues phrases contemplatives, recherchent l’abstraction éthérée moins le souffle dramatique et théâtral d’un Monteverdi, grand maître des passions lyriques. Voici des « Vêpres » aux couleurs de Palestrina et de Lassus, ces deux grands maîtres de la polyphonie romaine… Rome vers laquelle regardait explicitement Monteverdi en 1610, puisque son recueil porte une dédicace au pape Paul V.
Ce soir, l’auditeur aura cherché en vain, l’éclat fastueux de la fanfare qui cite, comme il en est question au début d’Orfeo, l’emblème musical de la famille ducal de Mantoue, dont Monteverdi était alors l’employé. Disons que l
’ascèse pratiquée par les chanteurs était proportionnellement inverse au décor exubérant du concert : la basilique Saint-Pierre de Vexeuil est connue pour le piedouche flanquant la partie inférieure du buffet de l’orgue. Un ouvrage de menuiserie d’une exceptionnelle importance, flanquée de médaillons à l’effigie d’un David harpiste et d’une Cécile organiste. Derrière les chanteurs et sous les lumières savammant équilibrées de Benoît Collardelle, la pièce de bois sculptée, datant de la fin du XVII ème siècle, participait pleinement à l’effusion collective des prières montéverdiennes.
Les auditeurs, plus habitués aux lectures baroqueuses, auront été déconcertés voire déstabilisés par une lecture ici défendue par 12 chanteurs, et un continuo des plus condensés (orgue italien, violoncelle, théorbe/luth, deux sacqueboutes). Le risque a été aussi opéré dans la recherche d’alliances de timbres pour le moins inédit (interpréter la mandorle angélique du Sancta Maria ora pro nobis avec l’orgue et les 2 sacqueboutes était d’une nouveauté absolue). Nous sommes loin des fastes abondamment écoutées grâce à une discographie des plus pléthoriques et dont les dernières versions (Robert King chez Hypérion) accusent la dimension spectaculaire.
Une telle approche singulière, loin de trahir l’œuvre, en explore les nombreuses possibilités interprétatives. Que l’on partage ou non les principes de Bruno Boterf, les risques ici défendus, dans le contexte d’un festival laboratoire, servent au mieux les attentes du public.
D’autant que pour préparer le concert, une conférence de Denis Morrier reprécisait les enjeux, questions et énigmes posées par Monteverdi dans un cycle de partitions encore problématiques sous bien des aspects. Ainsi, entre autres points à élucider, la ligne des sopranos n’était pas tenue par des femmes mais des hommes, en particulier à défaut de castrats (trop onéreux même pour une Cour aussi fastueuse que celle de Mantoue, quoique, plus au niveau de la Chapelle papale, la Sixtine), par des falsetistes sopranistes. Une version légitime et historiquement correcte qui n’a jamais été encore enregistrée à ce jour…
Quarante ans après la révolution baroqueuse, tout reste donc encore à faire. Découvrir, innover, tenter, risquer. La scène baroque est bien vivante. Au travers d’un concert surprenant, Fabrice Creux nous le rappelle avec d’autant plus de justesse que l’on ne s’attend pas à tant de pertinente proposition, au nord de la France-Comté, dans une période où, ailleurs, les festivals battent leur plein, préférant souvent les têtes d’affiches, les programmes et les modes consensuels pour remplir les salles ou les églises.
Claudio Monteverdi, Vespro della Beata Vergine (1610).Ludus modalis, direction : Bruno Boterf.
Festival Musique et mémoire, du 14 au 31 juillet 2006.
Crédit photographique
© David Tonnelier
Lure, la sous-préfecture
L’ensemble La Rêveuse
Vexueil, basilique Saint-Pierre (le cloître et le portail d’entrée, mosaïque et vitrail). L’ensemble Ludus modalis devant la console de bois sculpté.