Joseph Haydn
Sept paroles du Christ en croix
Quatuor Ysaÿe, Michel Serres
Lyon, Auditorium,
Le lundi 21 mai 2007
Pour une partition aussi inhabituelle que celle écrite par Haydn en 1786, les Sept Paroles du Christ en Croix, le concert n’est pas comme tous les autres. Cela implique la présence d’un récitant, qui d’habitude lit les indications réunies dans le récit des Evangélistes. Mais ici ce récitant est le philosophe Michel Serres, qui de sa voix chaleureuse porte un commentaire de méditation soumis à chacun d’entre nous, et « accompagne » l’interprétation du Quatuor Ysaÿe.
Musique sans académisme
Qu’est-ce qu’un philosophe peut dire sur la musique ? On sait qu’au XXe Vladimir Jankelevitch, Claude Levi-Strauss ou Roland Barthes se sont penchés avec bonheur, chacun à sa manière, sur l’art des sons, la compréhension des époques et des genres, l’essence même de l’être musical. Ils venaient d’horizons fort divers dans leurs domaines intellectuels. Un Gaston Bachelard, lui,avait surgi de son paysage initial – la logique, la science – et par intuition imaginaire était sorti du cercle spécialiste en explorant l’universel : une poétique et une psychanalyse des éléments (le feu, la terre, l’air et l’eau). Michel Serres vient lui aussi de la réflexion sur la science et la mathématique, et malgré la densité de son discours écrit, il a su arriver en une pleine lumière qu’on dirait quasi-médiatique si elle ne se révélait d’une autre nature que les théâtralisations d’un parleur à triple initiale (mais si par exemple BHL il y a, on remarquera que le nom de SERRES fait palindrome et se mémorise en avant comme en récurrence !). On peut s’amuser aussi de constater que M.Serres a tôt accepté d’aller à l’Académie Française, refuge des notabilités culturelles assises par rangs d’âge, de dureté d’oreille et de lassitude : mais même là on doit plutôt se distraire en sa compagnie, comme le savent ses innombrables auditeurs de cours publics et conférences, et maintenant d’émissions de radio (« Petites chroniques du dimanche soir »).
Humble servant de la musique
C’est que l’auteur d’un Grand Récit (du Monde) aime brosser des fresques de l’histoire
Humaine, en s’interrogeant à travers le prisme scientifique de toutes les modernités (biochimie, anthropologie, informatique…), après s’être fait le petit dieu messager en 5 ouvrages prophétiques sur la post-galaxie Gutenberg, la série des Hermès. C’est le paradoxe vivant de ce philosophe si vivant : un langage poétique dense dont la lecture ne s’accomplit pas sans difficultés (euphémisme ?), et un art accompli de lever les intimidantes barrières du savoir pour que « ça parle » sur un ton enjoué, reconnaissable entre mille. L’accent du pays natal où bondissent les cailloux bleus et gris de la Garonne n’est pas pour rien dans cette agréable sensation qu’un familier vient nous entretenir sans condescendance de sujets infiniment complexes. En matière d’art, si la peinture a davantage appartenu à son domaine d’investigation (le Vénitien Renaissant Carpaccio), la musique ,– hormis une culture personnelle – avait semblé davantage hors-champ, peut-être par une forme de « timidité devant les œuvres admirables ». Ce n’est donc pas fausse modestie d’avouer qu’en face de l’univers si brûlant construit par Haydn autour des 7 Paroles, le philosophe n’osa d’abord pas se confronter à ce dont il ne se sentait « pas digne », d’autant que l’interprétation de ses amis du Quatuor Ysaÿe le fascinait. Puis il a accepté de se faire « humble servant » de la musique par la parole : et pas seulement récitant – des acteurs de métier l’ont fait, et si bien – , mais « écrivant » du texte qu’il prononce en public avec chaleur et simplicité. Le principe est pour chaque séquence, d’énoncer la parole du Christ et d’y ajouter ce qui est nommé « parole des hommes », méditations qui dépassent le temps historique (le Golgotha) pour s’étendre à la généralité humaine et particulièrement à notre siècle.
Théâtre et doutes sur la bonté de Dieu
La mise en quatuor – la 2e possibilité, à côté de versions pour orchestre, clavier, oratorios – vient d‘une commande faite à Haydn par un chanoine de Cadix : à la cathédrale, pendant le Carême, on représentait l’oratorio en grand apparat pour frapper les esprits et surtout les cœurs, genre leçons du Concile de Trente et spectacle tendance hispanique : murs, fenêtres et colonnes drapés de noir, évêque se mettant à genoux devant l’autel après avoir énoncé chaque Parole en chaire. Pour le musicien, il s’agit d’écrire 7 adagios. Et Haydn, aussi merveilleusement inventif en matière de quatuor à cordes (il en est considéré comme le Père) qu’il est profondément croyant, a ainsi l’occasion de composer en 7 mouvements lents,ce qui sera repris par… Chostakovitch pour son 15e et ultime quatuor. En coda figure le « tremblement de terre » conté par le Nouveau Testament : mais à la fin du XVIIIe, on ne pouvait oublier celui qui en 1755 avait ravagé la ville de Lisbonne et bien des consciences en Europe, au point d’accentuer les doutes sur la présence d’un Dieu miséricordieux en son univers créé. Haydn réalise un tour de force esthétique, il évite toute monotonie répétitive, invente des cellules et des motifs expressifs malgré leur abstraction de principe, intègre au discours des archets une couleur chaque fois changeante comme le ferait un peintre représentant les scènes et les personnages du Calvaire. Une telle éloquence – dans cette version instrumentale minimaliste – renforce encore l’idée de laboratoire des formes qui s’applique à tant d’expérimentations de Haydn.
« J’essaie de devenir philosophe »
Une telle éloquence implicite est « travaillée » par chaque commentaire de Michel Serres, ce modeste qui répondait en 1992 à la question initiale d’un entretien : « Vous êtes philosophe… » : « J’essaie de le devenir ». Et qui parle de Dieu en termes toujours discrets : « Cette idée, contemporaine peut-être, mais touchant l’instant et l’éternité en même temps, que Dieu est notre pudeur : la vergogne de notre force derrière nos fragilités, ou à l’inverse, de nos faiblesses derrière nos explosions de puissance, la pudeur de nos ignorances en dessous de nos raisons…Dans une laïcité affirmée, multiple et publique, nécessaire au monde d’aujourd’hui, Dieu tient une place nulle mais intime, celle, libre, du sujet. » (1991). D’où le caractère bouleversant des « paroles des hommes », qui ne restent pas seulement dans les époques de jadis, mais s’adressent à tous maintenant, énonçant les thèmes qui sont par ailleurs ceux de l’inquiétude du philosophe dans ses ouvrages plus difficiles d’accès. En particulier la « répétition monotone de nos fautes de violence : nous faisons la guerre, versons le sang, exploitons les faibles et les misérables, saccageons la face de la terre… ». Ou à propos de la parole la plus troublante des 7 : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? », une bouleversante investigation sur notre aujourd’hui : « Mais moi, qui hurle de solitude, ce soir, qui ai-je laissé derrière moi sur sa route déserte, hurlant sa douleur de solitude ? »
Solitude du « récitant » implique la réponse fraternelle du Quatuor, ces Ysaÿe fondé en 1984 par de récents étudiants au Conservatoire de Paris, formés par les LaSalle ou Amadeus, lauréats d’Evian en 1988, internationaux qui triomphent de Haydn à Beethoven ou Schubert, mais créent Boucourechliev, Dusapin, Krawczyck ou Escaich. Et à leur tour enseignent leur art au CNSM de Paris.
Josef Haydn (1732-1809) Quatuor op.51, Les Sept Dernières Paroles du Christ en Croix.
Tél.: 04 37 24 11 66 (Cycle « Les Grands Interprètes ») et 04 78 95 95 95 ; www.auditorium-lyon.com
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Lire notre critique du cd Les sept paroles du Christ en croix de Joseph Haydn par le Quatuor Ysaÿe
Illustration
Portrait de Joseph Haydn (DR)