Le centenaire de la naissance
Herbert von Karajan
(1908-1989)
Le 5 avril 2008 marque le centenaire de la naissance du chef d’orchestre le plus médiatisé du XXème siècle. Voici donc, un nouveau centenaire à fêter, dans la riche actualité commémorative de 2008, qui compte aussi le centenaire Olivier Messiaen, et les 150 ans de la naissance de Giacomo Puccini. Karajan qui fut toujours pour Wilhelm Furtwängler (autrement plus généreux et humaniste, mais dont le défaut fut de paraître trop tôt sur la scène, avant l’essor du disque, vinyle et compact), le « petit k »… est le sujet d’innombrables célébrations et rééditions (au cd comme au dvd). Est-il juste dans la perspective de l’histoire d’aduler voire d’idôlatrer ainsi HVK? A torts ou à raisons (pour reprendre le titre de la pièce de Ronald Harwood, au sujet du procès en dénazification de Furtwängler). N’en déplaise à ses détracteurs et critiques dont il faut bien l’avouer nous faisons partie, Karajan est un nom qui a inscrit chacune de ses lettres dans l’imaginaire collectif. L’homme reste une légende de la baguette, tyrannique mais d’une exigence absolue, boulimique de l’enregistrement, mais pointu et d’un idéal affûté jusqu’à l’extrême. Le profil présente ses parts d’ombres, de tâches… indélibiles (il adhéra de son plein gré au parti nazi, comme Elisabeth Schwarzkopf, jouant par opportunisme Fidelio pour l’anniversaire du Führer), ses doutes et ses incertitudes en particulier, vis-à-vis de Furtwängler, un maître indépassable. Il y a chez lui la conscience du génie et forcément la démesure narcissique parfois, souvent, insupportable. Mais à l’aune de tant de caractères exceptionnels, s’est réalisée une oeuvre, en particulier discographique et vidéographique, confondante d’absolus et d’accomplissement miraculeux. L’oeuvre défend l’homme. L’artiste rachète les égarements d’un irrésistible ambitieux, froid et calculateur, qui ne cultiva l’amitié que sur le tard. Portrait du musicien et de son oeuvre pour célébrer le centenaire de la naissance d’un maestro à l’impériale carrure.
Au service d’Hitler
Né à Salzbourg, comme Mozart, le 5 avril 1908, Karajan meurt à Anif près de Salzbourg, le 16 juillet 1989, à l’âge de 81 ans. Il obtient son diplôme de direction d’orchestre en 1928, à l’âge de 20 ans. Le jeune chef se fait justement remarquer à 21 ans, lorsqu’il dirige à Salzbourg et à Ulm, Tchaïkovsky et Richard Strauss. Dès 1933 puis en 1935, il prend sa carte du parti nazi, dont il est membre jusqu’en 1945. Le musicien, avide de gloire et de reconnaissance, profite de l’organisation du régime hitlérien dont il fait jouer même, l’hymne officiel Horst-wessel-Lied, étant mis au devant de la scène comme faire valoir du prestige et de l’éclat de la culture « authentiquement germanique ». Son ascension est d’autant plus fulgurante qu’il est utilisé par Goebbels contre Furtwängler lequel serait plutôt « défendu » par Goering. Au sein de cette querelle interne qui ambitionne la direction de la vie musicale du IIIème reich à coups d’intrigues de bas étage, le « petit K », comme l’appelle Furtwängler, est idéalisé par la presse officielle qui parle de « miracle Karajan » (1939). Dès le départ, Goebbels qui s’appuie sur l’excellence de la Philharmonie de Berlin, utilise comme d’un pion, le jeune maestro. D’ailleurs pris au jeu de l’ambition coûte que coûte, l’ambitieux se taille la reconnaissance escomptée en marchant explicitement dans les pas de Wilhelm Furtwängler… Même si Hitler lui interdit de diriger à Bayreuth, après qu’il se fut perdu en dirigeant Les Maîtres Chanteurs de Wagner (1939), Karajan sait intriguer en particulier en s’appuyant sur Göring dont il devient finalement le favori et le champion musical. En signe de victoire sur les français, Hitler demande au jeune maestro, de diriger Tristan und Isolde à l’Opéra de Paris, avec la soprano française Germaine Lubin dans le rôle d’Isolde (1941)… Après la guerre, un procès en dénazification, le lavera de tout soupçon et l’homme de 39 ans, est immédiatement sous contrat Columbia (qui deviendra ensuite Emi), grâce à l’activité de Walter Legge.
A la mort de Furtwängler (1954), l’envol international… A 42 ans (1950), Karajan devient directeur du Philharmonia Orchestra à Londres. Il était en effet important au sortir de la guerre, loin des suspections haineuses dans l’opinion, de quitter l’Autriche. Son passage londonien lui permet de perfectionner son style et de faire progresser ses aptitudes à diriger, en particulier cette faculté personnelle du bras gauche dont l’agilité prolonge directement, par sa battue elle-même mise au diapason du battement du coeur, ce que veut l’esprit. Ses nombreux enregistrements dont ses premiers opéras de Mozart démontrent la pulsation sensationnelle de sa direction. Sept ans plus tard, il peut revenir en Allemagne afin de prendre la direction du Philharmonique de Berlin, dont il est dès 1955, nommé « chef à vie », à la succession de Furtwängler (qui est mort en 1954): libéré de toute menace de renvoi et porté par l’oeuvre d’un travail d’une durée illimitée, le chef peut enfin se consacrer à ce qui l’intéresse avant toute chose: l’homogénéité du son, grâce à une connaissance intime et paternelle de chaque musicien. Il dira toujours: « écoutez vous les uns les autres et sachez qui fait quoi au bon moment, comme si vous jouiez au sein d’un quatuor ». Au final avec la disparition de celui qui était plus qu’un rival, un danger pour sa carrière, Furtwängler dont on ne mesure toujours pas assez le génie, Karajan peut enfin « respirer » et rayonner: dès lors, de Londres à Berlin puis de Paris à Salzbourg et surtout à Vienne, son irrésistible carrière prend son envol, de chef « miraculeux » à maître absolu. Le système Karajan, qui voit tout, décode tout, va peu à peu se mettre en oeuvre. Parallèlement, il devient directeur artistique de l’Opéra de Vienne, à la succession de Karl Böhm. Il quittera l’institution qu’avait dirigé Gustav Mahler, en claquant la porte, jurant de ne jamais plus y mettre les pieds, en 1964.
En 1967, Karajan prend la direction du festival de Salzbourg, fondé en 1922 par Hofmannsthal, Richard Strauss et Max Reinhardt. Toujours « écarté » de Bayreuth, il décide parallèlement de diriger Wagner à Salzbourg, le festival de Mozart, mais en avril, dans le cadre d’un nouveau festival dit « de Pâques », faisant construire un grand auditorium, le nouveau Festpielhaus, y déplaçant le Berliner Philharmoniker, nouvel orchestre de fosse (!): dévoilant un premier Ring (qu’il enregistre au studio), dont l’intégrale audio marque les esprits par son parti pris de transparence, selon un « chambrisme » inédit alors. Sa conception de la mise en scène est en revanche dépouillée voire austère, à la Wieland Wagner pour lequel un opéra de Wagner se déroule comme un oratorio. Grâce à Karajan, chaque timbre et chaque couleur reste perceptible. Son geste laisse percevoir simultanément le contrepoint des mélodies entremêlées dont Wagner est expert. Comme il l’avait fait de Furtwängler, marchant sur les pas du grand « F. » (La Flûte enchantée de Mozart, et surtout Tristan de Wagner), Karajan s’approprie le répertoire d’une autre pointure: Toscanini (en plus de ses Wagner, Fidelio et Falstaff…). C’est l’époque où le maestro est un dieu au sein du milieu musical, faisant et défaisant les carrières: jouer ou chanter sous sa direction, est une consécration recherchée, espérée. Il « dirige » littéralement la vie musicale européenne: à Berlin, à Vienne et à Salzbourg, tout en dirigant à La Scala et en étant de 1969 à 1971, conseiller de l’Orchestre de Paris. Parmi ses « découvertes », nous lui devons d’avoir ainsi révélé la soprano Hildegard Behrens qui selon lui en plus de posséder la voix de Maria Cebotari, légende vocale à son époque, imposait une nature dramatique exceptionnelle: vérité, talent et érotisme, en particulier dans Strauss où elle fut une parfaite Salomé. Mais le nombre des jeunes talents qu’il aide est vaste. Citons encore la violoniste Anne Sophie Mutter et le pianiste Evgeni Kissin. Parmi ses disciples et élèves de la baguette, citons par mi d’autres: Seiji Osawa, Valery Gergiev, Mariss Jansons… L’interprète se double d’un technicien exigent qui aime le montage des films, faisant appel tout d’abord à Henri-Georges Clouzot, puis à Hugo Niebeling dont le génie et l’invention des effets visuels finiront par l’irriter. S’attelant à sa propre table de montage pour y postproduire ses films et documentaires, Karajan, en démiurge absolu, veut aussi, en plus du son, maîtriser son image.
Seigneur dieu à Salzbourg. A Salzbourg, Karajan dirige, met en scène (sous des éclairages tamisés), distribue chaque production. Son aura est d’autant plus incontournable, qu’il est grâce à l’industrie du disque et l’essor du compact, le musicien le plus populaire de la planète: la référence absolue qui suscite le consensus du public. Son nom est un label, une marque de prestige. A ses pieds, s’agite une armée de sbires, secrétaires, journalistes obséquieux, fonctionnaires et barons qui exécutent le moindre désir du petit homme au regard clair et pénétrant dont le cinéaste Ingmar Bergman, au début des années 1980 (1983), alors qu’il met en scène Don Juan de Molière, (chaque été, aux côté des concerts de musique et d’opéra, Salzbourg est aussi un festival de théâtre comme le souhaitait Hofmannsthal) a témoigné: Bergman parle d’un rituel ensorcelant et « répugnant ». Y aurait-il chez Karajan, un peu de l’ombre du führer, la possiblité vacante laissé depuis Hitler d’occuper la place du chef qui semble plaire à l’inconscient collectif? Karajan revient à l’Opéra de Vienne mais comme chef invité. Or au début des années 1980, le chef septuagénaire se montre de plus en plus tyrannique avec les instrumentistes de Berlin et l’idylle semble s’être interrompue avec les musiciens qui l’avaient pourtant adoubé. En seigneur, Karajan dirige en chuchotant, préférant le vous, avec cette distance qui terrifie car le musicien électrisait ses troupes par la peur. Timide et réservé, l’homme parle peu. Par phrases rapides, à peine articulées. Puisque les instrumentistes berlinois se rebiffent, Karajan préfère alors diriger leurs confrères du Wiener Philharmoniker. Le système autocratique qu’il a mis en place est de plus en plus contesté: d’une santé chancelante, à bout de force, il dirige en janvier 1989, Un Bal Masqué à Salzbourg. C’est à Vienne, le 23 avril 1989, qu’il donne son ultime concert: la Symphonie n°7 de Bruckner, avec le Philharmonique de Vienne. Le 16 juillet suivant, il meurt d’une crise cardiaque.
L’interprète. Le champs musical interprété est vaste, il s’étend de la Messe en si de Bach à la IXème Symphonie de Mahler, deux sommets de l’histoire que le chef a souhaité particulièrement soigner tant il les vénérait. D’une façon générale, le chef des années 1950, à Londres puis à Berlin, déploie une liberté, un sens du souffle, une énergie électrisante. Ses opéras de Mozart le prouvent: Les Noces, Cosi. Dans le répertoire germanique romantique, de l’école de Vienne à Gustav Mahler sans omettre Bruckner dont il fut l’apôtre de la grandeur, (mais une solennité versée sur elle-même à la différence de Mahler qui s’ouvre à l’espace et jusqu’au souffle cosmique), la conception du chef perd de son activité première pour une densité opulente, parfois opaque, toujours unitaire, même si en dépit de tout, il souhaite surtout la clarté et la distinction explicite des plans sonores: ses compositeurs de prédilection, Beethoven, Brahms, Wagner, mais aussi Richard Strauss, et Haydn, sont constamment approchés dans le sens d’une expressivité certes vive mais souvent monolithique, large et puissante, qui s’appuie essentiellement sur le strict respect de l’exactitude rythmique: il ne cessera de reprendre au travers de plusieurs enregistrements, les Symphonies de Beethoven, Un Requiem Allemand de Brahms ou la Missa Solemnis du même Beethoven. Par sa sensibilité et par son style, la baguette de Karajan se rapproche des italiens comme Toscanini (immense wagnérien), et surtout De Sabata, son idôle. L’homme de l’enregistrement s’est de plus en plus soucié du beau son et de l’hédonisme musical, quitte à sacrifier certaines aspérités plus contrastées qui révèlent la dramaturgie de la musique et le sens profond des oeuvres. De fait, à vouloir trop enregistrer, revenant toujours sur son ouvrage, le chef a finalement asséché son style: ses bandes de 1950, en témoignent. Elles sont en général plus spontanées, douées d’un supplément de vie et d’âme que les années suivantes n’atteignent plus, ou que trop rarement. Obsédé par la technique, terrifié par l’idée qu’une nouvelle avancée technologique ne déclasse ses prises antérieures, l’interprète était devenu boulimique de sa propre manière. Il faut bien choisir dans la masse impressionnante de ses enregistrements pour distinguer le meilleur.
Crédits photographiques: Herbet Von Karajan (DR)
Programmation spéciale Herbert von Karajan sur ARTE le 13 juillet 2014. Grille précise à venir dans le mag télé de classiquenews.com