Préambule
Chaque compositeur de génie a marqué souvent un lieu particulier. Soit qu’il ait été sa résidence ou le cadre de sa création, sous la tutelle d’un mécène généreux. Un musicien, un lieu. Chaque musique de la même manière a marqué le goût d’une époque. Dans le cas de Lully né florentin, Versailles est le lieu de son oeuvre. Son legs demeure la tragédie française, l’opéra du Roi, Louis XIV. Cette biographie est parue pour la première fois dans le magazine Goldberg. Le texte a été relu et actualisé en partie, par l’auteur, Alexandre Pham.
© Alexandre Pham pour classiquenews.com
Introduction
Voici un nouveau volet de l’histoire de la musique dont le récit ressuscite une personnalité dans un lieu qu’elle a marqué.
Certes l’éclat de Versailles est né de la volonté d’un roi, Louis XIV, que la jeunesse mortifiée par les outrages de la Fronde a rendu insatiable de pouvoir et de reconnaissance. Premier serviteur de sa gloire, un nom surgit. Celui d’un étranger, italien de surcroît, que l’amitié royale élève jusqu’aux plus hautes fonctions, Jean-Baptiste Lully (1632-1687).
Dans le temple de la royauté française, Lully travaille pour la musique du “plus grand souverain de l’univers”. Versailles incarne dans la carrière du musicien, la réalisation d’une ambition esthétique qui impose l’art français en Europe : assimiler le modèle italien, égaler le théâtre classique légué par Sénèque, illustré par Corneille et Racine, donner à la France au sein de la Cour, la plus fastueuse de l’Europe baroque, un “opéra français ”.
Ce dessein se réalise en 1673 quand naît la tragédie lyrique. Mais la création musicale à Versailles illustre aussi une autre alliance propice, celle de l’art et du pouvoir.
A l’exemple des antiques, Périclès, Alexandre, Auguste et Hadrien, Louis-Le-Grand élabore pour sa propagande et son plaisir, une politique féconde où, à la Chapelle, à la Chambre, à l’Ecurie, dans les bosquets et le parc, véritable opéra de verdure, la musique favorisée, construit le mythe de Versailles.
Lulli avant Lully
Rien ne laisse présager la fulgurante ascension du florentin Giovanni Battista Lulli au moment de son arrivée à Paris en 1646. Le jeune violoniste n’a que quatorze ans. Sa présence souligne la place des italiens à la Cour. Elle est conforme au goût du cardinal Mazarin qui révèle en France, l’art italien. Ramené de Florence par le chevalier de Guise, le petit Lulli est “garçon de chambre” auprès de la Grande Mademoiselle, duchesse de Montpensier, qui aime converser en italien. Bientôt Lulli devient “grand baladin” de la duchesse. Pendant la Fronde, la princesse ralliée à Condé depuis 1651, dirige les canons de la Bastille contre les troupes royales. Le Roi punit l’insolence des Grands et La Montpensier est exilée à Saint-Fargeau. Lulli quitte un navire condamné. Il paraît déjà dans l’entourage de Mazarin, de retour à Paris en février 1653. L’affirmation du raffinement italien marque le rétablissement de l’ordre monarchique, de la Reine Anne d’Autriche, du Cardinal et du jeune Louis XIV.
Lulli est propulsé. Ses talents pour la danse séduisent un autre danseur passionné, le jeune roi. Tous deux figurent, côte à côte, dans le ballet royal de la nuict, le 23 février 1653 où Louis paraît en soleil triomphant, vainqueur des frondeurs et de la guerre civile. La faveur royale se précise. Lulli succède à Lazzarini au poste de “compositeur pour la musique instrumentale”. Il rejoint les Vingt-Quatre violons du Roi mais il obtient du souverain de fonder son propre orchestre, les Petits Violons ou la Petite Bande. De 1654 à 1666, Lulli dirige son orchestre dont la renommée gagne l’Europe. L’année 1654 est emblématique de son activité : le ballet des proverbes, en février, Les Noces de Pellée et de Thétis, en avril, le ballet du temps en novembre. De 1653 à 1655, le baladin met en musique les vers du poète Benserade. Pour Louis XIV, Lulli est un compagnon de jeu et l’ordonnateur de ses plaisirs. Jeunesse de prince, source de belle fortune écrit La Bruyère. Désormais la carrière du musicien est liée à l’ascension du Roi.
Lulli devient Lully
La place du musicien grandit. L’œuvre de Mazarin a porté ses fruits. Le cardinal est très amateur de musique. Avant Paris, il a participé, à Rome, à l’éclosion de l’opéra romain en organisant les spectacles de musique pour son protecteur, le cardinal Antonio Barberini. Mazarin veut importer le luxe italien à Paris. Par sa volonté, l’Italie s’implante en France. La présence de Lulli s’inscrit dans ce courant. Dès 1645, le Cardinal commande à Paris, La Finta Pazza de Sacrati. La magie de la musique italienne et les décors du magicien Torelli, captivent. L’Orfeo de Luigi Rossi renouvelle l’expérience l’année suivante quand Lulli arrive à Paris. Le faste des productions contribue à l’impopularité de Mazarin. Les mazarinades, pamphlets contre le politique, citent la trop riche dépense du “grand faiseur de machines”. En définitive, Lulli réalise le projet de Mazarin mais après la mort de ce dernier.
Très vite, Lulli œuvre pour sa position. Ses ballets intégrés aux opéras du vénitien Francesco Cavalli, assurent sa réussite. C’est d’abord, Serse, représenté à la demande de Mazarin, devant la Cour, pour le mariage de Louis XIV, au Louvre, le 22 novembre 1660. Les danses de Lulli se détachent et l’imposent comme un compositeur français. Verve, tempérament scénique, intelligence des situations confirment le talent de Lulli que le Roi nomme en mai 1661, “Surintendant et compositeur de la Chambre”. Le compositeur s’élève à mesure que le danseur s’efface. En décembre 1661, Lulli obtient ses lettres de naturalisation. Il épouse le 24 février 1662 à Saint-Eustache, Madeleine Lambert, fille de Michel Lambert, maître de musique de la Chambre, célèbre auteur d’airs de cour.
Ainsi au début des années 1660, lorsque, après la mort de Mazarin (1661), le jeune Louis XIV prend le pouvoir, l’ambition du musicien se dessine : Lulli meurt afin que naisse Lully.
Seconde habileté, Lully “le Français” favorise le retour définitif de Cavalli, l’Italien, à Venise. L’opéra de ce dernier, Ercole Amante joué le 7 février 1662 devant la Cour est un échec. Les six heures de musique italienne où sont intercalés les ballets de Lully pâtissent des machineries trop bruyantes. Mais les ballets ont séduit. Cavalli quitte Paris. Lully triomphe.
Son succès suscite la jalousie des écrivains et des hommes de théâtre. La Fontaine, Boileau, Bossuet sont irrités par ce jeune ambitieux opportuniste que l’amitié du Roi protège. L’affection du souverain va grandissante. Les tragédies de Lully lui vaudront bientôt l’obtention de ses lettres de noblesse et son titre de conseiller-secrétaire du Roi en 1680. La position que lui permet le Souverain, inaugure un statut inconnu avant lui. Elle témoigne de la reconnaissance d’un musicien dans son temps.
Un lieu, un musicien
Si Louis XIV a créé Versailles sur le thème des plaisirs, la Cour ne dispose pas d’une salle de théâtre digne de son éclat. De plus, la création d’un opéra français est tardive dans le siècle. La première tragédie de Lully est créée en 1673 quand l’opéra vénitien a inauguré son théâtre public payant depuis 1637.
En France, les autres arts bénéficient de structures déjà anciennes. Richelieu a créé l’Académie française dès 1634, Mazarin, l’Académie de peinture en 1648. Il faut attendre 1669 pour que naisse une Académie de musique. L’école de peinture est florissante dès le règne de Louis XIII. Sous l’impulsion de Mazarin, de nombreuses sensibilités talentueuses attestent de la diversité de la maturité française : Jacques Stella, Laurent de La Hyre, Lubin Baugin, Eustache Le Sueur, Sébastien Bourdon. Le cas de la musique est tout à fait différent.
L’Italie —berceau des arts depuis l’Antiquité romaine, statut renforcé pendant la Renaissance— a fécondé la France du Grand Siècle. Dans le cas du théâtre lyrique, avant la naissance et l’éclosion d’un style original, un temps d’apprentissage et d’assimilation est nécessaire. La musique s’impose peu à peu grâce au ballet de cour. Sur la danse puis la comédie, elle étend son empire et deviendra tragédie. Lully, de naissance italienne, réalise le projet d’un opéra français.
A Versailles, la difficulté de construire un théâtre d’opéra est l’écho de ce constat. Si les fondations d’une salle de ballets et d’opéra sont amorcées dès 1688, à l’extrémité de l’aile du nord, les guerres et les difficultés de la fin du règne font avorter les plans. Les conditions du spectacle à Versailles sont particulières. Quand les représentations n’investissent pas, à la belle saison, les sites de plein-air —les façades du château ou le cadre des jardins—, le Roi s’accommode d’un “modeste” petit théâtre ou salle des comédies.
Versailles est d’abord le lieu de séjours de plus en plus enchanteurs du jeune souverain. Dès octobre 1663, Louis et sa suite s’installent au château pour y chasser. La troupe de Molière donne ses pièces, le Prince jaloux, L’école des Maris, les Fâcheux, l’Impromptu de Versailles et Sertorius de Corneille. C’est un lieu de villégiature, cynégétique et théâtral où la musique n’a pas encore sa place. Il abrite les amours royales, celles du Roi et de Mademoiselle de la Vallière.
Lully et Molière
De 1662 à 1663, les ailes des Communs (écuries et cuisines) sont rebâties. Une première orangerie, l’amorce du dessin des jardins, élaborés par Le Nôtre, occupent les équipes d’ouvriers. Versailles est un chantier étendu aux transformations continuelles. Lully et Molière qui se sont rencontrés dès 1661, pour la comédie Les Fâcheux, représentée à Vaux, commencent une collaboration fructueuse. Pour “Les plaisirs de l’Ile Enchantée”, premier grand divertissement de Versailles, donné à l’été 1664, ils réalisent Le Mariage forcé et La Princesse d’Elide. “Les deux grands Baptistes” font danser, rire et rêver la Cour de France. Tout œuvre à faire du parc, un lieu propre à l’amour et à la fête dont le sujet s’adresse secrètement à l’aimée, Mademoiselle de La Vallière, celle qui, l’année précédente avait inspiré au Roi, sa première escapade versaillaise. La magie règne.
Carlo Vigarani élabore les décors de ce superbe “opéra chevaleresque” où Roger et les chevaliers sont prisonniers des enchantements de la belle Alcine. Désormais Molière et Lully conçoivent les divertissements royaux. En 1665, c’est L’Amour Médecin. Parallèlement Lully produit l’ensemble des ballets du Roi auxquels participent Beauchamps pour la chorégraphie et Vigarani pour décors et machineries : ballet de la naissance de Vénus (janvier 1665, Palais-Royal), ballet de Créquy ou le triomphe de Bacchus dans les Indes (janvier 1666). Après le deuil de la Cour qui suit la mort d’Anne d’Autriche, Lully créée à Saint-Germain, le ballet des muses, mi-ballet, mi-comédie-ballet où s’intègre une pastorale comique, nouveau genre inauguré en 1654 par de Beys et La Guerre.
1668 indique la deuxième tranche des grands travaux. Le corps central se pare d’une “enveloppe de pierre” : c’est le Château Neuf. La façade sur les jardins déploie élégance et unité minérale, selon le dessein de Le Vau : trois étages rythment l’élévation, un rez-de-chaussée à bossages, aux lignes horizontales marquées, un étage noble haut sous plafond réservé aux Grands Appartements, celui du Roi et de la Reine, enfin un attique ou dernier étage dont la balustrade dissimule les toitures, selon le modèle antique. Une large terrasse dont le vide central engendre ombre et lumière, s’inspire de l’architecture baroque italienne.
A cet essor de l’architecture correspond un ambitieux projet musical qui veut célébrer la Paix d’Aix-la-Chapelle signée en mai 1668. Lully prépare le “grand divertissement de Versailles” dont l’œuvre maîtresse est la comédie-ballet Georges Dandin. Félibien admire dans la pastorale, “un puissant crescendo final” qui réunit plus de cent exécutants. La Grotte de Versailles indique aussi le rôle de plus en plus important de la musique : plusieurs symphonies rustiques voire imitatives (évocation du chant des rossignols), premier schéma de musique récitative, contrepartie française de l’opéra italien, confirment la maturité de Lully.
1669 précise cette orientation personnelle : le ballet de Flore dansé par le Roi est la dernière chorégraphie que Lully écrit avec le poète Benserade. L’œuvre est une ébauche d’opéra. Lully semble préoccupé par la création d’un véritable drame musical. L’expérience des ballets et des comédies-ballets avec Molière, lui apportent la maîtrise des éléments constitutifs du futur opéra français : danse et tension dramatique. Mais Perrin prend la place. Il obtient le 28 juin 1669, le privilège d’une Académie d’opéra, grâce à l’appui de Colbert. Monsieur de Pourceaugnac (octobre 1669) précise la primauté de la musique. La “musicalisation” des comédies-ballets s’affirme avec Les Amants Magnifiques (février 1670) et Le Bourgeois Gentilhomme (octobre 1670), turquerie délirante où Lully devenu Chiaccheron tient le rôle du Mufti dans la célèbre cérémonie turque. La musique revendique un rôle moteur au sein d’un spectacle où l’action est encore essentiellement parlée.
L’obtention du privilège de Perrin et l’évolution de Lully correspondent dans l’histoire de la musique française à la nécessité de produire un opéra national, c’est à dire un drame continûment chanté en français. Psyché, représentée aux Tuileries le 17 janvier 1671, est une tragédie-ballet conçue par Molière et Corneille dont Lully fait un opéra. L’œuvre comprend déjà prologue, symphonies, ample conclusion instrumentale. Ses transformations s’achèveront de façon symbolique quand en 1678, fidèle à ses intentions dramatiques, Lully reprend l’œuvre de 1671 et en fait, sept ans plus tard, une tragédie lyrique. Les spectacles d’opéras en français connaissent leurs premiers succès. L’activité de Perrin se précise avec le triomphe de sa Pomone, présentée au Jeu de paume de la rue Mazarine, le 3 mars 1671. Le théâtre de Lully est encore imparfait. Il n’a proposé jusque là qu’un spectacle hétéroclite où, contrairement à l’opéra italien, parlé et chanté ne sont pas fusionnés. En vérité, la musique ne fait pas corps avec le poème dramatique, elle l’ornemente et n’apparaît sous forme d’intermèdes dansés qu’au moment où elle a sa place, comme un épisode. Il importe à Lully d’élaborer un nouveau langage musical où le chant portant l’action, accordent poésie et musique.
Lully et Quinault, un opéra français
Le succès de Pomone favorise une série de créations d’opéras français à Versailles : les Amours de Diane & Endymion de Sablières et les Amours du soleil de Marais puis en 1672, les Amours de Bacchus et Ariane de Donneau de Visé. Des événements imprévus placent Lully. De graves malversations financières dues à ses associés, obligent Perrin à quitter ses fonctions de directeur de l’Académie d’opéra. Il est même emprisonné à la Conciergerie (août 1671). Lully lui fait une offre : le rachat de son privilège contre pension. Perrin accepte. Mais Colbert s’oppose. Finalement, c’est du Roi que Lully obtient son privilège. Le 13 mars 1672, Louis XIV accorde au musicien des lettres patentes qui permettent à Lully de créer une “Académie royale de musique” avec la condition exorbitante “de faire chanter aucune pièce entière en musique soit en vers français ou autres langues, sans sa permission, à peine de 10.000 livres d’amande”. S’agissant de la musique théâtrale, Lully dispose désormais d’un monopole.
La nouvelle Académie ouvre ses portes, rue de Vaugirard avant le 26 novembre. Lully a constitué avec Carlo Vigarani, une société d’exploitation à parts égales. Après la première de Cadmus et Hermione, le 27 avril 1673, en présence du Roi, Lully obtient du souverain une ordonnance lui permettant sans obligation de loyer, la représentation de ses ouvrages dans la salle du Palais-Royal, berceau du théâtre où jouait la troupe de Molière, qui vient de mourir le 17 février pendant la première du Malade Imaginaire.
Représenté à Paris dans une salle réservée, le théâtre de Lully s’inscrit aussi dans l’histoire de Versailles. Après les fêtes de 1664 puis celles de 1668 qui se déployaient dans les jardins de Le Nôtre, le bâtiment s’affirme comme le cadre des représentations, tel un décor naturel. L’adéquation de la musique au lieu se cristallise en 1674, avec la représentation d’Alceste : la cour de marbre, cabinet minéral, par ses panneaux de briques et ses chaînages de pierre, véritable ébénisterie monumentale, ses dorures, son décor sculpté comprenant bustes et statues à l’antique, constituent un écrin idéal, édifié pour le spectacle. Ce comble esthétique contient la poésie lyrique de Lully. D’ailleurs la genèse d‘Alceste est liée au château : toutes les répétitions y sont exécutées. Madame de Sévigné, admiratrice de Lully, a laissé des témoignages éloquents sur les séances auxquelles le Roi participe. Le Pautre a gravé le souvenir d’Alceste dans la cour de marbre de Versailles. Il représente l’orchestre de Lully. Pour le continuo, pas de clavecin mais une trentaine de luths. D’une manière générale, les basses sont privilégiées, le dessus est un petit effectif très coloré. L’orchestre français sonne plus grave que l’italien : la tenue des violons est emblématique. Comme le souhaite Lully, le jeu des violons n’est pas sous le menton mais à l’épaule ce qui interdit les notes aiguës.
La période de maturité, après Atys représenté en 1676, indique dans l’écriture le souci d’une plus grande efficacité dramatique. Elle se dévoile au moment de la troisième tranche des grands travaux lancés en 1678. La terrasse à l’italienne de Le Vau est comblée par la galerie des glaces, prestigieux couloir de circulation qui réunit l’appartement du Roi et celui de la Reine. Le décor peint de Lebrun, comme les prologues des tragédies de Lully, célèbre les victoires du Roi : guerre contre l’Espagne, Aix-La-Chapelle, conquête de la Hollande, prise de Gand. Le chantier s’étend encore avec le début des travaux de l’aile du midi, achevée en 1682. C’est l’année où Louis XIV fixe le siège du gouvernement et la Cour, à Versailles. L’aile du midi doit loger la foule des courtisans et le personnel attaché au service du Souverain. Hardouin Mansart est l’architecte de ce Grand Versailles, résidence permanente du monarque. Persée, nouvel opéra de Lully représenté sur un théâtre provisoire dans le manège de la Grande Ecurie, en juillet 1682, célèbre par l’ambition et la magie de ses décors, l’extension du château et la nouvelle affectation que le roi a ordonné.
Plus tard, Roland, est représenté en janvier puis février 1685, dans les mêmes conditions, quand est détruite la grotte de Thétys afin de construire le dernier membre qui donne à Versailles sa symétrie, l’aile du nord.
Versailles est l’écrin du spectacle. Sans posséder de théâtre à la mesure de l’activité musicale, le château est un lieu permanent de création. Louis ne décide-t-il pas du sujet de Psyché et des Amants magnifiques ? N’a-t-il pas suggéré Amadis en 1683, Roland en 1684, Armide en 1685? Aucun autre lieu n’exprime mieux que Versailles, le goût et la sensibilité d’une époque. Le château a favorisé l’essor de la musique en général, de la tragédie lyrique en particulier.
La tragédie lyrique
La difficulté de créer un opéra français n’est pas tant d’accorder théâtre et musique, ballets et machineries, chant et chœurs que d’adapter la musique à la langue de Racine, à son articulation spécifique afin que par la musique, le texte soit intelligible et l’action s‘accomplisse. Jamais ne s’est posée avant Lully, avec autant d’acuité, la question d’une œuvre esthétique complète, littéraire, linguistique et musicale. Non seulement Lully réussit cette délicate alliance grâce à Quinault, son librettiste, mais il élève le théâtre en musique au rang d’art noble. Ambition permise grâce à sa position à la Cour. Autoritaire voire irascible, il ne néglige rien à ce projet. Dans sa forme, la tragédie lyrique débute par une ouverture puis un prologue suivi de cinq actes. D’où vient-elle et quels sont ses caractères?
Lully puise à plusieurs sources. Son théâtre est un ensemble cohérent composé d’éléments hétéroclites. L’apport du théâtre parlé classique, de la tradition du ballet de cour est essentiel. Les innovations de Lully et de Quinault concernent un récitatif français, un type d’ouverture “versaillaise”, l’utilisation des chœurs et l’affection pour l’illusion scénique, l’enchantement et la magie des effets de scène.
Le théâtre classique est sur le plan littéraire et dramatique, un modèle. A partir de l’effet visuel des tragédies à machines, dont Andromède de Corneille (1650) est un remarquable exemple, Lully cède une place importante à la “mécanique”. Elle favorise illusion et onirisme. En outre, le théâtre offre un exemple de déclamation littéraire. Jusqu’à Lully, le théâtre occupe le sommet de la hiérarchie des arts de la scène. Il perd sa position exclusive avec la naissance de la tragédie en musique.
Dans les tragédies de Lully, un élément fondamental, lié à l’essor des machineries, se renforce, le merveilleux. Il distingue théâtre de Lully et théâtre de Racine.
L’imagination des décorateurs contribue à la richesse du spectacle. Comme son père Gaspare, Carlo Vigarini (1623-1713) a travaillé avec Lully et Molière pour les fêtes de Versailles, en 1664, 1668 et 1674. Il collabore avec Lully jusqu’en 1680 quand Jean Bérain, nommé pour décors, costumes et machines de Proserpine, met en scène une irruption de l’Etna. Dans Phaëton, outre la scène finale de la chute, Berain émerveille quand il imagine Neptune surgissant des flots.
Par ailleurs, la tragédie de Lully se complaît plus que Corneille, à peindre et exprimer l’horreur des situations extrêmes : mort, tempêtes, cris, gémissements. Il assimile le théâtre de Sénèque, auteur des tragédies sanglantes. L’action dispense sa vertu purgative. Le théâtre assure sa fonction cathartique dans l’exaltation des sentiments ultimes.
Atys illustre la progression spécifique du théâtre illusionniste de Lully et Quinault. Son sujet est une intrigue galante et amoureuse qui suscite par le jeu des choix poétiques un renversement du sentimentalisme au tragique où le merveilleux favorise la métamorphose du héros. La musique de Lully pénètre dans l’indicible, le rêve, le caché. Cybèle éprise d’Atys profite du sommeil du jeune homme pour exercer magie et envoûtements. L’évocation du sommeil est une remarquable page instrumentale. Passage du réel à l’irréel, il œuvre pour que l’enchantement enfante horreur et cauchemar. Au terme d’une tension ininterrompue canalisée par l’écriture musicale et le rythme des vers —courts, précipités, fulgurants—, le sujet sombre dans l’effroi tragique : Atys est fou, il tue celle qu’il aime —Sangaride, rivale de Cybèle—, puis se tue lui-même après avoir réalisé l’horreur de son crime.
Armide aussi souligne la place de l’enchantement, comme sujet principal. En choisissant pour héroïne, une magicienne, Lully nous rappelle ce qui distingue la tragédie lyrique du théâtre classique dont elle provient. Si le canon cornélien préconise unité de temps, de lieu et d’action, vraisemblance, héroïsme voire idéalisme sentimental —la nature décrite n’est pas ce qu’elle est mais ce qu’elle doit être—, si le théâtre de Racine est façonné sur la tranchante acuité du réalisme lequel dévoile le feu des passions et des désirs cachés, Lully innove. Il est soucieux de perfection et d’originalité et préfère changements incessants de cadres et de tableaux. Tout favorise le merveilleux, le spectaculaire, la magie qui commandent des effets de machineries de plus en plus ambitieux. Le mouvement de la scène convoque d’autres déplacements, ceux des danseurs.
Ainsi Lully intègre le ballet, propre à la tradition française du loisir de cour. Chaque acte comprend en général un divertissement, tableau spectaculaire qui accorde danses et chœurs. Le ballet est par définition ce que ne peut accomplir le théâtre. En cela, l’opéra conquiert une spécificité indiscutable. La danse marque la sublimation nécessaire à la purgation des passions. Détente, apothéose, le divertissement s’inscrit lorsque l’accomplissement du sujet nécessite une pause contemplative. Par la fascination des corps en mouvement, l’opéra produit sa propre magie. Le divertissement cite l’essence du ballet français dont découle l’opéra de Lully : la solennité, la grâce, la théâtralisation du mouvement. Depuis le ballet comique de la Reyne (1581), la France des Valois et des Bourbons danse. Louis XIII compose (ballet de la Merlaison, créé à Chantilly le 15 mars 1635). Louis XIV danse et paraît costumé. Le théâtre français est le plus visuel d’Europe : costumes, décors, machineries, ballets et chorégraphies, tout est bâti sur le mouvement et les déplacements minutieusement codifiés.
Sur le plan musical, l’ouverture dit la magnificence du style français, la pompe et la grandeur versaillaise. Lully élabore un type d’ouverture à la française sur le schéma lent-vif-lent quand l’Italie préfère la succession tripartite inverse, vif-lent-vif. Voilà des caractères nettement marqués. Ses élèves Sigismond Cousser, Georges Muffat et Jean Fischer diffusent l’ouverture française en Allemagne. L’orchestre de Lully est célèbre pour sa tenue d’archet impeccable, ses rythmes précis qui éclairent la masse sonore, écrite à cinq parties.
Sur le plan vocal, le compositeur réintroduit les chœurs qui avaient presque disparu du théâtre vénitien et qui caractérisaient l’opéra romain. Contre l’avis de Corneille, il est question de démontrer qu’un groupe de chanteurs, selon le modèle du théâtre antique, peut articuler un texte. Que la quantité n’exclue pas la précision. Son écriture suit un rythme syllabique respectueux de la compréhension des vers. Lully les utilise en général à la fin des actes pour les grands ensembles de triomphe, à l’apparition des dieux, aux dénouements, quand ils s’accordent avec la danse : ils sont trois dans Psyché, vingt-sept dans Proserpine. Le chœur souligne les accents majeurs de l’action : sacrifice de Bellerophon, combat de Thésée, folie meurtrière d’Atys et meurtre de Sangaride, pompe funèbre d’Alceste, cris de la terre brûlée et chute de Phaëton.
L’invention de Lully dont la musique veut égaler la poésie du théâtre classique, se réalise dans la création d’un récitatif à la française, simple ou accompagné. La musique s’adapte à la prosodie de la langue. Le récitatif est le corps stable et continu du drame, c’est pourquoi il en est l’élément le plus soigné. Il exprime l’action en marche. Celle-ci s’épanouit grâce à lui. A l’inverse de l’opéra italien où il va s’asséchant au profit de la vocalità expressive de l’aria, le récitatif français est une composante essentielle de l’expression lyrique, la césure air/récitatif qui a cours en Italie, n’existe pas.
Le récitatif de Lully est régulier et continu, noble et tranquille. L’opéra français ne partage pas avec l’opéra italien, la passion des ornements lyriques et mélodiques du bel canto italien. Il préfère une accentuation naturelle et lisible qui préserve l’intelligibilité du poème. On sait l’exigence de Lully sur le choix des vers finaux. Quinault de bonne grâce adapte, reprend, coupe : ses vers sont rythmés et diversifiés, plutôt accentués. En accord avec le Roi et l’Académie, Lully et son librettiste affinent. Permanent, le récitatif exprime le poème sans s’interrompre. Les airs sont fondus dans ce continuum. Mais si Lully comprend que l’alexandrin n’est pas idéal à un traitement musical —c’est pourquoi il apparaît comme une exception—, il s’inspire directement de sa déclamation, en particulier du théâtre de Racine où la projection du texte s’apparente au chant. Contrairement au théâtre parlé, les vers mis en musique sont courts. La mélodie du récitatif suit rythme et intonation des paroles. Et son adaptation à la musique découle de la déclamation théâtrale. Aux côtés de Thésée, Armide éclaire les caractères de cette déclamation chantante accentuée. Les récitatifs “Enfin, il est en ma puissance” (Acte II, scène 5), “le perfide Renaud me fuit” (acte V, scène V) sont des modèles de concision et de justesse expressive.
Par ailleurs, Lully introduit le récitatif accompagné par l’orchestre (récitatif obligé), formule privilégiée dans l’acte V d’Armide et dans l’acte II d’Acis et Galatée, pastorale héroïque qui est sa dernière partition achevée.
Chez Lully, l’air découle du récitatif et la limite entre les deux formes est ténue. Les airs sont de deux sortes : l’air maxime, d’une part, illustrant de la voix d’un personnage comique ou secondaire, une maxime psychologique, pratique et amoureuse, une sagesse populaire pénétrante par son cynisme. Le tout Paris reprend et chante les chansons faciles à mémoriser de monsieur Lully. Le grand air dramatique d’autre part, qui au moment clé de l’histoire stigmatise un paroxysme dans l’illustration des passions. L’air en rondeau est le plus employé. Déclamation de la langue (récitatif, air, chœurs) et danse constituent les caractères de l’opéra français. Ils expriment la “différence française”.
Fortune critique de la tragédie lyrique
Notre sensibilité contemporaine pourra-t-elle rétablir les qualités du duo Lully/Quinault, rare exemple de collaboration féconde ? La construction du drame lullyste est sujet à maints débats. Après la représentation d’Alceste à Versailles, l’écrivain Charles Perrault prend la défense du spectacle. En comparant le sujet hérité du théâtre antique et les éléments qu’y apportent Lully et Quinault, il démontre la supériorité des modernes sur les anciens .
Pourtant, si Lully réussit à élever la tragédie en musique au même degré que le théâtre parlé, son œuvre, de 1673 à la Révolution, ne cesse d’être comparée au théâtre et dépréciée par rapport à ce dernier. On lui refuse le statut d’art poétique et littéraire. Quand la musique “passe”, les insuffisances du livret sont systématiquement épinglées. Les vers de Quinault sont “pauvres”, “indignes” d’exprimer la grandeur des sujets héroïques. On doit reconnaître aujourd’hui la valeur du librettiste, la qualité de ses vers qui sont parfaits pour être mis en musique: brefs, rythmés, imagés, expressifs.
Au XVIIIème siècle, la tragédie lyrique fixée par Lully suscite de vives critiques pendant la Querelle des Bouffons (1753). Si elles opposent les anciens aux modernes, elles ravivent aussi la rivalité des styles italiens et français.
La fraîcheur domestique du buffa napolitain renverse le statut de la tragédie lyrique incarnée après Lully par Rameau. Monstrueux par ses dérèglements décoratifs, ses protubérances mécaniques, ses sujets poussiéreux tirés d’une mythologie usée, le genre subit les évolutions du goût comme la peinture officielle. A l’armure des héros, on préfère le tablier des soubrettes. Armide est un modèle vivement contesté. D’un côté, Jean-Jacques Rousseau adversaire de l’opéra français fustige un genre grandiloquent et démodé (Lettre sur la musique, 1753). De l’autre, Rameau, disciple de Lully, écrit sa réponse en 1754 dans l’Observation sur notre instinct pour la musique. Rien ne peut dépasser les sublimes récitatifs de Lully : puissance intelligible, dignité, éloquence des vers déclamés, pureté de la construction, progression et lisibilité du sentiment. Avec la Régence, le goût s’incline devant les sujets familiers du plein air, de la pastorale, des ballets, comme l’indique le succès d’un nouveau spectacle lyrique, florissant depuis, l’opéra-ballet. Décalée, la tragédie lyrique hors de son contexte versaillais semble une survivance désuète et passéiste de l’ordre monarchique. Pourtant jamais aucun autre opéra que ceux de Lully et de Rameau, ne connaîtront autant de reprises et de succès.
La fin
Quand s’affirme dans le cœur du Roi, l’ascendant de madame de Maintenon qui rappelle au monarque ses devoirs d’époux et de chrétien, la position de Lully faiblit. La nouvelle compagne royale —que Louis XIV épouse secrètement en 1683— ne goûte pas le faste, les fêtes ni la musique quand elles ne servent pas d’intentions spirituelles. Le grand projet de cette année est le concours pour le recrutement de la Chapelle. Il n’est plus question de théâtre mais de piété.
En 1686, Paris applaudit Armide quand madame de Maintenon fonde Saint-Cyr, institution charitable destinée à l’éducation des jeunes filles pauvres de la noblesse. Si la Cour boude les joies du spectacle, la Ville réserve un accueil triomphal aux ouvrages de Lully. Après Armide, Quinault quitte Lully. Le poète renonce au théâtre pour se consacrer à la rédaction d’un texte sur l’Extinction de l’hérésie.
Les mœurs du musicien conspirent contre lui : plusieurs maîtresses dont Fanchon Moreau, la sublime Scylla d’Acis, ne l’empêchent pas d’honorer son épouse dont il a six enfants. L’éventail de ses conquêtes manque de provoquer un scandale lorsque Brunet, jeune page de la Chapelle, est compromis. Louis intervient, sermonne. La tempête se calme.
Mais Lully ne semble plus avoir sa place chez le Roi. Aussi lorsque le Duc de Vendôme, en septembre 1686, convoque Lully pour donner un spectacle à Anet, en l’honneur du Grand Dauphin, le musicien accepte. La troupe du Surintendant donne Acis et Galatée. Le nouvel ouvrage s’adapte au lieu de sa création, moins solennel qu’à Versailles ou qu’à Paris. Ici, un prologue et trois actes composent une pastorale héroïque. La dernière œuvre de Lully, tout en recueillant les fruits de l’expérience versaillaise, approfondit les caractères d’Armide. Elle apporte une conclusion visionnaire. Lully confirme la place de l’orchestre qui tisse une somptueuse parure poétique. Le chant des instruments est dominant : divertissements au Prologue et au I, chaconne au II. L’acte III est une suite quasi ininterrompue de récitatifs accompagnés : ample déploration de Galatée (III, 7), abandonnée, solitaire, prenant le deuil d’Acis, puis la prodigieuse Passacaille, poème pastoral où les chœurs des divinités aquatiques se joignent à Neptune et aux naïades et chantent métamorphose et résurrection d’Acis. La subtile texture orchestrale exprime les oscillations des flots qui confèrent à l’évocation de la nature, sa coloration aquatique. Allégorie liquide, la partition indique le dernier style de Lully. Sa fluidité poétique et formelle dit l’imaginaire et cet éloignement onirique voire nostalgique du Grand Siècle. Lyrisme, poésie, rêverie.
Le 8 janvier 1687, pour célébrer la guérison du Roi, Lully donne à ses frais, un Te Deum, aux Feuillants de la rue Saint-honoré. Le Surintendant indique la mesure avec une canne mais un mouvement du bras déplace la pointe du bâton sur le pied. Plaie. Mauvais soins. En quelques jours la gangrène emporte la jambe. Lully s’éteint le 22 mars 1687.
Après sa mort, son œuvre continue de séduire
Elle est reprise et suscite des relectures telle l’Amadis des Gaules de Johann-Christian Bach qui témoigne à la fin du XVIIIème siècle (1778) de l’actualité du modèle lullyste. Le livret est inspiré de l’Amadis de Lully et Quinault (1686) et le plan reprend celui d’Acis : une ouverture et trois actes mais sans prologue. Qu’on le veuille ou non, Lully a conçu l’opéra français avec grâce, intelligence, originalité, opérant par synthèse et par intuition. De son exemple se réclament Rameau puis Gluck. Dès son vivant, ses œuvres sont données dans toute l’Europe, et son style, considéré comme l’emblème du goût français. En Allemagne, Reinhard Keiser —dans Adonis— recueille les enseignements de son action théâtrale, transmis par Cousser. En Angleterre, Charles II est un admirateur zélé. Il envoie à Paris, Pelham Humphry qui transmet à Purcell, l’art du français. Enfin, Thésée est joué dès 1682 à La Haye comme en témoigne la correspondance de Christian Huygens.
La musique de Lully a constitué la quintessence du style français au moment de son apogée. Elle manifeste la maturité de la France, la vérité poétique et solennelle du Grand Siècle. Si le théâtre de Lully, conçu pour Louis XIV, perd avec l’avènement de La Régence, son actualité, la tragédie lyrique perdure en tant que modèle, parfaite illustration du grand spectacle, par la magie des machines et de son foisonnement visuel, par la dignité de ses sujets puisant dans l’Histoire noble, dans ses danses et ses ballets, son accomplissement scénique et vocal qui fusionne poésie et musique. Elle est à l’honneur tant que dure l’ordre monarchique lié au règne des Bourbons.
Dans l’histoire de Versailles, Lully a réalisé le rêve de Louis XIV. Ses divertissements, ses comédies-ballets, ses tragédies ont donné au château ses heures les plus enchanteresses avant que la piété de madame de Maintenon, les deuils, la fin du règne, presque honteuse, marquée par de cuisantes défaites, ne répandent à Versailles l’austérité et la contrition. Contre ses détracteurs qui la trouvent répétitive et compassée, décorative et flatteuse, reconnaissons-lui sa singularité : sa profondeur est à la surface et la densité de ses accents dansés et chantés produit le rythme de sa magie.
Discographie
1. Armide
Philippe Herreweghe, Chapelle Royale , Collegium Vocale Gent
Guillemette Laurens, Howard Crook
Harmonia Mundi 901456.57
1992 – 2h36mn
Cinq ans après Atys, Armide grâce à la sensibilité de Philippe Herreweghe est l’objet d’un accomplissement rare. Depuis Cadmus (1673), Lully travaille la déclamation chantée dont le meilleur exemple ici est dans les nombreuses langueurs qui étreignent le cour d’Armide, le célèbre « Enfin il est en ma puissance » (II,4), modèle de l’art lullyste, cité par Rameau pendant la Querelle des Bouffons (1753). Voici la seconde approche de l’ouvrage par le chef flamand. La lisibilité de la progression dramatique est assurée par la définition d’un orchestre, précis, fascinant, véritable acteur. Outre Acis (passacaille finale), ouvrage ultime, aucune ouvre à part Armide, n’exprime à ce degré, l’émotivité instrumentale de Lully. Tous les airs dramatiques sont précédés d’un prélude, accompagnés par un flot poétique, rugissant ou murmuré, d’un orchestre aux sonorités somptueuses. La direction est fine, légère, nuancée. Voilà qui révise l’idée d’un Lully mécanique, répétitif, froid, académique. Herreweghe éclaire la construction poétique du drame, ses tensions croissantes, ses colorations souterraines, ses pointes et ses détentes (envoûtants actes IV et V). La tragédie produit ses vertus : exaspération puis soulagement, exaltation salvatrice des esprits. Armide est un opéra réaliste. La musique dit l’impuissance de la magicienne dont les charmes et astuces n’empêchent pas que parte l’aimé. L’autorité vocale de Guillemette Laurens dit cette fureur de magie et cette tendre désillusion. La partition raconte le parcours de cette expérience. Voilà en substance, l’enseignement qui a guidé Philippe Herreweghe. Voilà pourquoi grâce à lui, nous pouvons entrevoir magie et purgation du théâtre lullyste.
2. Alceste
Jean-Claude Malgloire, La Grande Ecurie et La Chambre du Roy , Ensemble Sagittarius, Astrée E 8527, 1992 – 2h39mn
Malgoire a traité deux fois le sujet d’Alceste, la plus versaillaise des tragédies du Surintendant Lully gravé par Silvestre. Sa seconde approche plus inspirée prolonge une série de représentations à Versailles justement (mais à l’opéra royal de Gabriel), puis au Théâtre des Champs-Elysées à l’hiver 1991. La prise live restitue la tension liée aux mouvements de scène. Comparé à sa première lecture, Alceste II captive grâce à la sincérité et la spontanéité des chanteurs. Certes, l’Hercule/Alcide de Laffont est un peu raide (où sont les nuances qu’apportait en 1975, Max Von Egmont?) mais Howard Crook campe un Admète convaincant dans le style et l’articulation. Les instrumentistes se délectent à ciseler les passages, les rythmes, les couleurs (castagnettes infernales du IV), la diversité des tableaux. Le chour est constamment juste (cynisme murmuré par les suivants de Pluton aux Enfers : « Tout mortel doit ici paraître, on ne peut naître que pour mourir « , IV, 3). Tonicité, style, cohérence, Malgloire confirme une intuition sûre propre à dévoiler la nostalgie et l’éloquence morale du propos d’Alceste. Comme le précise le sous-titre, c’est bien la vertu d’Alcide, vainqueur des Enfers et de lui-même, qui est le caractère principal de l’ouvrage et donne le sujet de la pièce : vertus du demi-dieu.
3. Atys
William Christie, Les Arts Florissants, Guy de Mey, Guillemette Laurens
Harmonia Mundi 901257-59, 1987 – 2h45mn
Atys est « plus propre que les autres [opéras] à rendre le goût français », et Lully y triomphe par « cette manière étrange qu’il a de lier chaque détail au tout » : les témoignages de l’époque encensent le talent particulier de Lully dans Atys. Le spectacle dirigé par William Christie qui marqua avec panache le tricentenaire de la mort du compositeur s’est affirmé comme l’une des productions baroques les plus enchanteresses des années 1980. La texture de l’orchestre à cinq parties, la concision fascinante des récitatifs reprennent vie et grâce à l’implication des interprètes. La magie du drame brûle l’élégance des voix. Tous les chanteurs expriment leur rôle. Et sur l’horreur d’Atys dont la tragédie souligne combien l’homme est la proie dérisoire de ses propres passions, le duo Christie/Villégier a dévoilé ce que personne n’avait pressenti jusque là de Lully, la tendre profondeur de sa poésie.
4. Phaeton
Marc Minkowski, Les Musiciens du Louvre , Ensemble Sagittarius, Howard Crook, Rachel Yakar, Erato 4509917372, 1993 – 2h24mn.
Pour Phaëton, Quinault soumis à l’exigence de Lully, dut vingt fois reprendre, changer les scènes, corriger, raccourcir des vers. Le résultat est éclatant : l’action est serrée, efficace sans longueurs. Sans chute de tension jusqu’à la conclusion tragique, l’oeuvre laisse envisager le dessein des auteurs, un embrasement permanent. A son heure, Phaëton profita des superbes costumes, de la magnificence des effets de machineries conçus par Bérain, dont la chute du char marque une indiscutable réussite.
Derrière le mythe de Phaëton se profile l’apothéose du Roi : comme Apollon, Louis le Grand ne souffre aucun rival. Rien ni personne ne peut lui être comparé. L’allusion politique rappelle la vocation des tragédies de Lully : propagande monarchique. Mais sur le plan artistique, l’ouvrage ne manque ni de profondeur ni de vérité. La qualité des vers de Quinault, l’inspiration de Lully en font une oeuvre emblématique du Grand Siècle, élogieuse et poétique (duo Lybie/Epaphus : « Hélas ! Une chaîne si belle… », V, 3). Howard Crook donne chair au personnage de Phaëton, sublime invention de Quinault qui dans le traitement du « caractère » a donné le meilleur de lui-même et suscité l’admiration de Voltaire. Son chant respire, s’emporte, s’enflamme. Il dessine une humaine et sincère exaspération jusqu’à la mort. Marc Minkowski cisèle climats et tableaux avec nervosité et dramatisme. Son Lully rugit, s’alanguit, édifie cette brillante architecture bâtie pour la gloire du Soleil.
5. L’Idylle pour la paix
Hugo Reyne, La Simphonie du Marais, Accord 206872, 1998, 53mn.
En 1685, quand naît Bach, Lully, quinquagénaire, compose d’après Racine, la musique de l’Idylle sur la Paix. L’oeuvre célèbre Louis XIV. Elle est une apologie du Roi victorieux certes, surtout civilisateur. Grâce au talent de Racine, l’Idylle de Lully incarne aussi l’alliance idéale des arts, musique et poésie. Hugo Reyne s’ impose d’emblée par une compréhension naturelle du pastoralisme de la partition. Certes, l’Idylle commémore la trêve de Ratisbonne (1684), qui met fin aux hostilités entre la France et l’Espagne. Pour souligner l’événement, le fils du défunt Colbert (décédé en 1683) accueille Louis XIV en son château de Sceaux. Lully et Racine chantent la puissance française dont l’éclat permet aux arts de s’épanouir. Ainsi la partition de Lully, l’une des plus inspirées par son caractère champêtre et élégiaque, imagine un monde arcadien de courtoisie bucolique où voix et instruments dévoilent l’activité frémissante de la Nature. Sous les allégories charmantes, Lully nous offre à contempler les jardins de Versailles, cet opéra de verdure, bosquets et cascades du Roy. Tout l’orchestre, en particulier bois et vents, redouble de sensibilité. L’ enjeu est capital pour Lully. Après le scandale qu’a suscité à la Cour, sa liaison avec le page Brunet, il faut reconquérir l’estime du Roy. Et la musique à laquelle la Symphonie du Marais insuffle un brio indiscutable, compose la défense du Florentin. Subtil, évocatoire, le jeu des instruments (hautbois, flûtes et basson) au diapason 415Hz rend justice à cette oeuvre maîtresse. Dans l’aréopage des lullystes, aux côtés des Christie, Herreweghe, du récent Minkowski (cf. notre dossier dans Goldberg 5), Hugo Reyne s’affirme avec d’autant plus de pertinence que l’oeuvre de Lully demeure toujours injustement incomprise.
6. Acis et Galatée
Marc Minkowski, Les Musiciens du Louvre, Jean-Paul Fouchécourt, Véronique Gens
Archiv 453 497-2, 1996, 2h8mn.
Pour la France, Lully est un pari musical à reconquérir. Suscité par les célébrations du tricentenaire de la naissance du musicien en 1986, le choc que fut Atys n’a pas tenu l’épreuve du temps. Après l’engouement de la découverte, l’usure et l’oubli ont reparu. Le disque réparerait-il la gloire du compositeur? Dix années sont passées. En 1996, Marc Minkowski, sur les traces du pionnier Pierre Monteux qui la dévoilait à Amsterdam en 1930, donnait en concert cette oeuvre ultime. Acis indique la dernière maturité de Lully. Un prologue qui chante la gloire du Dauphin, puis trois actes forment une pastorale héroïque. L’atténuation du propos épique, (pas de héros victorieux mais une fable amoureuse qui est prétexte à maintes effusions tendres), offre à Lully, le prétexte d’une partition insolite, inquiète de sa propre forme : des audaces, une parure spectaculaire à l’orchestre. Les respirations des cordes, bois et vents illustrent « l’ambition symphonique » du dernier Lully. Minkowski prête sa verve éclatante et son brio narratif à une action captivante. Il éclaire couleur sensuelle et limpidité agissante de l’orchestre à cinq parties. Les voix, articulées, mélodiques, naturelles, servent la déclamation du texte: inspiration sans emphase, tendresse sans affectation, nécessaire et vitale intelligibilité. Palmes au trio principal, Fauchécourt/Gens/Naouri, au Neptune de Thierry Félix, mordant, viril, véhément et nuancé, absolument convaincant. La poésie du Grand Siècle s’écoule avec grâce. Minkowski dévoile dans l’acte III, le merveilleux de la métamorphose : Acis mort se transforme en fleuve et Galatée, nymphe attendrie, peut se baigner dans le corps de son amant. La passacaille conclusive, apothéose de l’amour sublimé, est un hymne orchestral et vocal d’une prodigieuse séduction formelle. Voici un Lully juste et précis : inventif, élégant, nostalgique. Solennel mais profond.