Les Italiens de Paris
Comment le petit théâtre d’opéras buffas italiens de 1801 est-il devenu
en quelques années ce haut lieu culturel et social fréquenté par les
plus vifs intellectuels comme Stendhal? Les parisiens y retrouvent un
« exotisme » stimulant qui les plongeant au coeur de la magie du bel
canto, grâce à la performance des vedettes mémorables telle Maria
Malibran ou Giuditta Pasta, les détourne des querelles esthétiques
propres à l’Opéra et au théâtre parlé. Lieu de vie, de découvertes,
scène permanente pour la création des oeuvres italiennes, celles de
Cimarosa, Piaisiello (le compositeur adulé de Napoléon), et aussi de
Rossini et de Mozart, le Théâtre-Italien de Paris demeure un temple du
goût qui redéfinit semble-t-il le rapport du spectateur au spectacle et aussi remodèle en profondeur le goût et les attentes du public. Les 30 années de programmation que révèle Jean Mongrédien, au travers d’une somme documentaire dévoilée en multiples facettes, dans ce
corpus de 8 volumes, s’avèrent passionnantes…
Vaste entreprise d’inventaire et de récolement de témoignages, le corpus constitué par Jean Mongrédien « balaie » pas moins de 30 années, parmi les plus éclatantes de l’histoire du Théâtre-Italien à Paris, de 1801 à 1831. Les documents réunis en 8 volumes, soit près de 5.400 pages, fruits de 20 années de recherche méticuleuse, découpés par tranche chronologique, offrent une visibilité année par année, jour par jour, des oeuvres programmées sur la scène parisienne qu’il s’agisse évidemment, majoritairement d’opéras, comme de concerts.. dans le genre buffa comme seria. Le travail est considérable et la présentation des sources, surtout articles de presse mais aussi « correspondances et documents administratifs« , « échos et nouvelles« , livres et partitions, donnent un aperçu, brut, le moins interprété possible (selon le voeu de l’auteur), dont la richesse profuse s’adresse en priorité aux chercheurs. Ce brillant inventaire, fort bien classifié et présenté, s’inscrit dans les missions scientifiques affichées par le nouveau Centre de musique romantique française qui a récemment ouvert son siège au Palazzetto Bru-Zane à Venise, grâce au mécénat de la fondation Bru.
Saluons le soutien et la collaboration des éditions Symétrie pour avoir enfanté un tel chantier documentaire, remarquablement architecturé. Le lecteur intéressé pourra au demeurant s’inscrire sur le site www.theatre-italien.fr afin de mener une « recherche en plein texte à l’intérieur du corpus présenté« .
Volume I. La consultation du premier volume (Introduction, tables et index) donne un résumé de l’intérêt des données collectées: la liste des opéras représentés révèle la diversité des compositeurs italiens « créés » à Paris, en indiquant grâce au nombre des représentations applaudies, les ouvrages particulièrement appréciés du public. Ainsi se détachent des noms qui aujourd’hui, confrontés à l’arrogance définitive de notre goût moderne, surprennent: Cimarosa, Paisiello, Mayr, Nasolini, Portogallo, Fioravanti, P.C Guglielmi…. Autant de créateurs qui ont rencontré malgré l’oubli ou la mésestime dans lesquels ils sont tombés aujourd’hui, l’audience parisienne entre 1801 et 1831. Cependant, les grands succès du Théâtre Italien demeurent sans conteste, les ouvrages de l’incontournable (quoique très critiqué) Rossini dont plus de 15 opéras sont créées avec triomphe, imposant en particulier sous La Restauration, le style italien moderne, avant que ne paraissent les nouveaux champions de l’italianità, Donizetti et Bellini.
Dans une passionnante introduction au cycle inventorié, Jean Mongrédien présente les aspects de la période ainsi interrogées: les réponses obtenues sont vastes. Elles mettent en lumière la diversité des sources documentaires dont en majorité les articles de presse jusqu’en 1819; puis à partir de 1819, quand la direction de l’Opéra et du Théâtre-Italien devient commune, paraissent les archives de l’administration… Chaque critique apporte le regard de sa publication et souvent, en particulier sous la plume de l’abbé Geoffroy (Journal des Débats) se montre plutôt conservateur, en particulier vis à vis de Rossini dont les succès publiques, heurtent la sensibilité des défenseurs de la scène française, celle de l’opéra et surtout du théâtre parlé. En fin d’introduction, l’auteur éclaire l’évolution de la sensibilité et du goût qui traverse l’Empire, la Restauration, la révolution de 1830: en scène ouverte et libre, d’une constante activité malgré les effets négatifs de ses gestions successives, malgré le manège des régimes politiques, le Théâtre-Italien s’est affirmé comme un centre d’expérimentation propice à une nouvelle sensibilité qui favorise le plaisir esthétique pur: plus à même de dévoiler et de faire apprécier le fait musical. Plaisir d’entendre plutôt que plaisir de comprendre. Ainsi le témoignage de Stendhal, d’ailleurs ardent partisan de Rossini, qui revendique ce théâtre de la modernité qui envisage un rapport plus direct à la musique. En témoigne le triomphe du Barbier de Séville de Rossini (1816) sur son « modèle » antérieur signé de Paisiello. A la place d’une nouvelle querelle esthétique dont certains auraient aimé nourrir la haine des débats, le glissement de goût et la préférence publique se réalise naturellement.
Le lecteur butinera ainsi de page en page, récoltant ce qui l’intéresse selon son goût. Les chapitres évoquant la succession des directeurs, le recrutement des chanteurs: les Malibran, Sontag, Pasta… (et la dictature financière de certaines vedettes), la création des opéras italiens de Mozart sous l’Empire (Les Noces en 1807, Cosi en 1809, Don Giovanni en 1811, La Clemenza di Tito en 1816), l’évolution du goût de Napoléon Ier, admirateur de Paisiello, le phénomène rossinien pendant la Restauration… s’avèrent passionnants. Souligner que cet ensemble est une mine, reste une évidence.
L’apport est capital: en inventoriant les données consultables, le corpus favorise la recherche. Jean Montgrédien assure une première synthèse des sources documentaires, lance des pistes, envisage de nouvelles perspectives de compréhension. Le lecteur y découvrira tout un monde musical et un milieu social. Sur le plan scientifique, après l’inventaire, le bénéfice du présent corpus fait place à une étape nouvelle et tout aussi exaltante: l’interprétation. Gageons que les éditions Symétrie nous abreuvent prochainement des premiers résultats de cette approche non plus d’enquête mais d’analyses.
Jean Mongrédien: Le Théâtre-Italien de Paris, 1801-1831. 8 volumes. Collection « Perpetuum mobile »
Illustration:
Portrait de Gioacchino Rossini, nommé en 1824, Directeur de la musique et de la Scène du Théâtre Royal Italien de Paris. Tous ses ouvrages, pas moins de 17, seront acclamés sur les planches de la scène parisienne (ormis ceux composés spécialement pour l’Opéra, dont Guillaume Tell)