L’idée musicale
Figure nationale, gratifiée d’une pension allouée par l’Etat finlandais
pour qu’il compose sans souci de revenu, le compositeur Jean Sibelius (notre photo) nous laisse un corpus symphonique (7 symphonies) de première importance qui dans le sillon de
Beethoven, Bruckner, Tchaïkovski trouve une place légitime. Taxée
d’illustration pastorale, et parfois de bavardage un brin anecdotique,
qui n’atteint pas au souffle malhérien, à son aspiration spirituelle,
l’oeuvre orchestrale de Sibelius dépasse pourtant la seule
évocation contemplative et méditative de la nature scandinave. A l’opposé de ses poèmes symphoniques d’inspiration nettement folklorique et légendaires, de Finlandia, l’oeuvre emblématique qui le fait connaître sur la scène européenne, les Symphonies sibélienne s’interroge sur la forme et l’écriture, dévoile la force d’une génie inquiet, audacieux, analytique et expérimental.
Le cycle
global s’étend de 1899 à 1924 (pour ce qui est des dates de création de
chacune d’elles), et correpond donc aux événements les plus essentiels
de l’histoire finnoise: occupation russe, indépendance à partir de
1917. La musique de Sibelius, à la fois tragique et émerveillée,
exprime les contradictions et les élans pluriels d’une jeune nation en
quête de reconnaissance, d’identité, d’affirmation, d’émancipation.
Bien que reconnu à sa juste mesure dès son vivant, Sibelius reste un
loup solitaire, reclus dans sa villa atelier à Järvenpäa où à partir de
1929, le silence total et l’absence de nouvelles partitions, font place
désormais à une vie qui fut dédiée à la contruction de l’oeuvre. Car sous le masque de la
fierté et d’une certaine adulation de la grandeur finlandaise, son
oeuvre exprime surtout la quête personnelle d’un homme occupé par la
forme et l’idée musicale, critique envers lui-même, d’une infatigable
exigence sur le sens et la finalité de la musique.
Symphonie n°1 en mi mineur opus 39 (1899)
Amorcée en 1898, la partition est contemporaine de la décision du
gouvernement finlandais d’allouer au compositeur une rente qui se
transformera avec la confirmation de son génie musical comme une
pension à vie. A 34 ans, Sibelius élargit la trame classique de
superbes éclairs romantiques, contrastes, ruptures, effets saissants
des climats opposés, passant de l’un à l’autre en un choc
vertigineux… La partition est créée à Helsinki, le 16 avril 1899 sous
la direction du compositeur.
Plan: Adagio-Allegro, Andante, Allegro, Finale. Les recherches de
couleurs et d’instrumentation se révèlent puissantes et originales (solo
de clarinette, mélancolique et presque glaçant, puis solo de violon,
lunaire, dans le premier mouvement, bruissement céleste des harpes dans
le dernier mouvement…). L’oeuvre souligne combien Sibelius était
fervent admirateur de Debussy, moins de Wagner, recherchant la
subtilité des alliages de timbres. Mais en maître de l’économie, voire
de l’épure, qui n’aime pas les développements, le compositeur contrarie
souvent l’ordre et le fil logique d’une réexposition, pour conclure,
comme ici, de façon énergique et brutale.
Symphonie n°2 en ré majeur opus 43 (1902)
Composée en février et mars 1901, après son poème symphonique
Finlandia, la Deuxième Symphonie est la plus connue, conçue lors d’une
séjour en Italie à Rapallo. Les partisans de l’indépendance la
considèrent rapidemment comme un chant nationaliste, qui sur le plan
des caractères et des climats se montre comme la Première Symphonie,
résolument romantique.
Plan: Allegretto, andante, vivacissimo, finale. Sibelius ouvre sur
une forme flottante, irrésolue, fragmentée, mais étonnament chantante,
pleine d’une ivresse nostalgique et pastorale. La vivacité s’exprime
avec plus d’évidence encore dans le vivacissimo, qui est un scherzo
nerveux et agité. Sans pause, le finale qui est enchaîné, semble
organiser la puissance et le flux précédemment développés en une
exultation croissante. Avec la Deuxième Symphonie, Sibelius ferme le
chapitre des oeuvres « classiques et romantiques ». Les opus suivants
révèlent une évolution de l’écriture portée sur l’expérimentation et
l’originalité, rompant résolument avec une forme nettement moins
explicite et narrative.
Symphonie n°3 en ut majeur opus 52 (1907)
Initiée en 1904, le cycle symphonique suivant connaît une longue
gestation. D’autant que Sibelius compose aussi, Pelléas et
Mélisande, entre autres. Le compositeur en dirige la création le 25
septembre 1907 à Helsinki. L’inspiration n’est ni clairement
nationaliste ni romantique. La sobriété voire l’épure et
l’introspection sont ses partis pris. Sibelius abandonne une certaine
lourdeur et densité de la texture pour plus de transparence,
d’élévation. En une vision tournée vers la lumière, il semble mieux
structurer l’architecture. Déjà s’y amorce la volonté de résumer,
fusionner, synthétiser. Plus que trois mouvements, au lieu des quatre
traditionnels.
Plan: Allegretto moderato, Andantino con moto, quasi allegretto,
finale. Les cordes portent les espoirs du compositeurs et dialoguent
avec les bois avec netteté et tendresse. Le Finale dévoile toute
l’invention d’un Sibelius éblouissant dans ses options d’orchestrateur,
poète des étagements et des alliages entre cordes, cuivres et groupes
des bois et des vents: ici, se superposent l’obstination rythmique
beethovénienne et, en seconde eau, une matrice coulante wagnérienne. La
partition est un chef-d’oeuvre de subtilité, de disparité contrôlée des timbres
et des associations de couleurs, sans dilution. La conclusion suit le
même chemin audacieux, hors des schémas classiques: césure nette, voire
déconcertante.
Symphonie n°4 en la mineur opus 63 (1911)
La partition affirme davantage la volonté de rupture amorcée avec la
Troisième Symphonie, et même, elle exprime une crise personnelle et
artistique chez Sibelius qui a subi une opération éprouvante, après diagnostic d’un
cancer de la gorge (1908). Plus critique que jamais sur son oeuvre et
sur le milieu musical contemporain, le compositeur s’inscrit contre la
modernité contemporaine, souvent bavarde (Strauss). Contre une
conception mahlérienne, universelle voire cosmique, la symphonie
sibélienne se concentre sur l’équilibre et la pureté essentielle de la
forme et du schéma structurel. Les quatre mouvements confinent à
l’épure, la synthèse…, contradictoirement au plan classique et à
l’héritage des anciens, à l’implicite, voire à l’indicible. D’ailleurs, trop
repliée sur elle même, sans développement prévisible et facilement
identifiable, la partition de la Quatrième, trop énigmatique, lors de sa création en 1911 à
Helsinki (3 avril) suscite déception, froideur déconcertée. Mais
Toscanini convaincu par sa vérité et son éloquente profondeur, en sera
un apôtre zélé aux Etats-Unis.
Plan: Tempo molto moderato, quasi adagio: introduction sombre et
grave qui convoque les mystères et l’étrange et davantage, la vibration
d’un autre monde. L’impression de solitude et d’approfondissement
introspectif est porté par le violoncelle solo. Dans le troisième
mouvement, Il tempo largo, qui suit l’allegro molto vivace, Sibelius
pousse plus loin la peinture en un paysage dévasté, archaïque et même primitif où prime le caractère de l’étrange et du nouveau, non sans
tensions et questions irrésolues. Ce que confirme l’ultime mouvement
qui installe le climat de la dissonance, de la gravité voire de
l’amertume.
Symphonie n°5 en mi bémol majeur opus 82 (1915)
Créée dans sa version originale (cinq mouvements), le 8 décembre 1915,
jour anniversaire des 50 ans du compositeur, la Cinquième Symphonie est
rapidemment remaniée, sans que Sibelius trouve une forme pleinement
satisfaisante. Finalement, il jugera le manuscrit définitif lors de sa
publication en 1919 (en trois mouvements). Contemporaine de la
Révolution russe et donc de l’indépendance de la Finlande, la partition
souscrit à un lyrisme lumineux, rompant avec les deux Symphonies
précédentes (n°3 et n°4, déconcertantes et foncièrement personnelles).
Dès le premier mouvement (Tempo molto moderato) se confirme l’état
d’ivresse et de lyrisme conquérant du héros victorieux, affirmant un
équilibre d’autant plus significatif que la Symphonie n°4 semblait
l’exclure. L’andante mosso, quasi allegretto brosse les détails d’un
paysage arcadien où se love l’émerveillement du compositeur sur le
motif naturel. Le Finale (Allegro molto) est le plus irrésistible des
trois volets de ce tryptique triomphal: les bois mis en avant chantent
la beauté hypnotique de la nature et les dernières proclamations des
tutti finaux, énoncés, détachés comme suspendus, expriment une dernière
nostalgie avant la conclusion.
Symphonie n°6 en ré mineur opus 104 (1923)
Amorcée dès 1919, au moment où Sibelius met au propre la dernière
version (tripartite) de sa Cinquième Symphonie, la Sixième est produite
sur quatre années, et créée le 19 février 1923 à Helsinki. Retour à
l’épure et à la concision d’une « eau pure », parfaitement modale, dans
le souvenir vénéré de Palestrina. Mais sous l’apparente douceur, règne
l’imminence des orages sourds. En quatre mouvements, la Sixième est
l’une des plus courtes symphonies écrites par Sibelius (moins de 30
minutes).
Plan: après l’Allegro molto moderato (développé sur un seul thème:
pas de second sujet comme d’ordinaire dans le plan sonate), Sibelius
imagine son deuxième mouvement « allegro moderato », comme un épisode
lunaire, intime, totalement introspectif. Enfin après « Poco vivace »
(plutôt bref, moins de trois minutes, d’une nervosité syncopée et
tendre), le Finale construit en rondo sur quatre épisodes, est le
mouvement le plus libre, avec l’expression d’une hypersensibilité qui
semble trouver difficilement le fil de son équilibre. La fin entre
transparence et fragilité exprime une inquiétude, le sentiment profond
d’une certaine impuissance ? Les ruptures de climats, les
fragmentations des ryhtmes, la science de l’orchestration atteignent un
nouveau sommet.
Symphonie n°7 en ut majeur (1924)
Créée à Stockholm dès le 24 mars 1924, la dernière symphonie de
Sibelius ne sera entendue du public finlandais qu’en 1927. En un seul
mouvement, elle pourrait s’apparenter à une fantaisie symphonique, mais
son développement d’une irrépressible croissance organique, traversée
par un souffle depuis son début, porte les ultimes recherches du
compositeur, qui fusionne tous les mouvements en un seul. Et de façon
génial. La hauteur de l’inspiration qui s’y déploie, de façon noble et
sereine, a conduit le chef Serge Koussevitsky à nommer Sibelius, de
Parsifal Finlandais. Le sentiment de majesté est induit par les
trombones, instruments phares de la partition. C’est une élévation
progressive, continue qui traverse au-dessus des cimes, nuages, épisodes
plus sombres et déséquilibrés, puis se réalise dans la pleine sérénité.
Sibelius y conçoit une orchestration des plus fines (flûtes, hautbois,
bassons…). Porteuse de visions d’illuminations personnelles, la
partition devait être suivie d’une huitième Symphonie. Mais le
compositeur détruira les amorces de la nouvelle construction, pour ne
laisser en guise de testament musical, que sa septième et dernière
Symphonie.
Lire aussi le dossier Jean Sibelius de notre collaborateur Pierre-Yves Lascar