Le Roi Roger
Ce que voulait Karol
L’opéra retentit avec fracas: c’est qu’en soumettant la part la plus intime du Roi Roger, il en exprime aussi la résistance individuelle. Orgie et bacchanales (fusionnées dans la danse, élément aussi important ici que peut l’être le flux continuel de l’orchestre), semblent hypnotiser la raison, jusqu’au dévoilement de l’identité du Berger au dernier acte: Dionysos en personne!
Celui que l’on attendait pas (plus), auquel Szymanowski prête une beauté troublante et fatale provoque, perce à jour ce que Roger tenait caché. C’est l’agent du destin, une entité providentielle (qui n’a pas de prénom) et qui précipite le présent, dévoile le secret, réalise une nouvelle conscience… Le berger signifie pour le roi, la révélation finale. Celle qui engage tout l’être, après laquelle la mort se fait délivrance.
Pour autant, la présence et le chant extatique du Berger n’a pas la même action selon les les personnages. Si la Reine, Roxane, est totalement soumise et réceptive à l’appel lascif et sensuel du Prophète, Roger résiste. Il n’entend pas se fondre dans ce grand corps collectif dont le Berger est le guide. Il s’agit là d’une quête identitaire pour celui qui seul parmi tous, se cherche encore. La présence du Berger renforce ce qui éprouve le Roi: la faille et le gouffre de la vie. Ce regard du Berger sonde jusqu’au fond de son âme, le souverain comme un petit garçon. Au I, le Berger descelle une âme emprisonnée (sous le carcan du rite byzantin). Au II, la grande bacchanale dansée conduite par le Prophète finit par emporter Reine et courtisans. Et même à la fin, comme touché au plus profond de lui, Roger décide de suivre le Guide, comme un simple pèlerin, non pas comme un puissant couronné.
Karol Szymanowski a-t-il déposé dans le personnage du Souverain, une part intime de lui-même? Certainement. L’opéra revêt en bien des points une valeur autobiographique.
La fin comme un mystère
Il est significatif ici que Szymanowski ait souhaité modifié totalement le scénario du dernier acte, a contrario du livret préalablement livré par son librettiste Iwaszkiewicz. Dans une première mouture, Szymanowski acceptait en une vision sans aucune ombre ou double lecture que Roger se livre à Dionysos, dans les ténèbres d’une nuit abandonnée à la souveraine et croissante volupté. Mais jugeant le symbolisme trop « puéril », trop « voyant », voire trop explicitement homosexuel (relation tendue, aimantée entre le Roi et le jeune berger), Szymanowski préfère placer son héros face à lui-même (hors de l’action qui absorbe tous les autres personnages). Seul, conscient, en proie à une vision extatique. Révélé à lui-même, Roger concilie Dionysos et Apollon auquel il fait l’offrande de son coeur limpide. Il n’aime ni le désordre ni le carcan de la loi.
Au terme de cette nuit initiatique, Roger est bien métamorphosé: il ne sera plus celui qu’il a été, il n’est pas non plus celui que Dionysos souhaiterait: il est Roger… et peut-être, Karol.
Pour les répétitions qui précèdent la création le 19 juin, Stasia la soeur du compositeur incarne la Reine. La production réglée par l’auteur jusqu’au ballet, suscite un éclatant succès. Son orientalisme impressionniste a saisi l’audience.
Qui parmi l’auditoire a-t-il reconnu quand Roger salue le soleil, la citation du motif du désir de Tristan und Isolde de Wagner, dans la ligne du hautbois et du cor anglais?
C’est une citation hommage à une oeuvre qu’admire Szymanowski et aussi sa propre réponse à la malédiction de la vie: Le Roi Roger s’achève sur un accord simple de do majeur (solaire, éclatant)… une réponse personnelle à ce qui chez Wagner, enchaînaient jusqu’à la mort, le destin des amants?
Illustrations: Le Roi Roger, Dionysos. Midas s’adresse à Bacchus/Dionysos (Nicolas Poussin) (DR).