FRANCE MUSIQUE, Mer 5 déc 18. JARRELL: Bérénice. Que vaut cette Bérénice du compositeur genevois Michael Jarrell, présentée ainsi en création mondiale fin septembre 2018 ? Après Cassandre (monodrame créé au Châtelet en 1994, depuis joué puis défendu par hier Marthe Keller, aujourd’hui Fanny Ardant), Galilée (Genève, 2006), voici Bérénice (d’après Racine : Titus et Bérénice de 1670) qui bénéficie sur la scène parisienne de chanteurs-acteurs, capables de répondre au défi surtout physique que leur impose la vision du metteur en scène, direct, épurée, Claus Guth. Certes le miroitement ténu, envoûtant parfois de la partition fait son oeuvre (avec des parties aiguës pour le rôle féminin, souvent vertigineuses), mais force est de constater l’insuffisance en intelligibilité d’un texte français qui pourtant pèse de toute sa puissance, ainsi étouffée. La diffusion sur France Musique (donc sans les surtitres en salle) devrait souligner ce manque de lisibilité du livret. En Bérénice, la soprano incandescente Barbara Hannigan (- qui fut ici même à Garnier, une fabuleuse « ELLE » dans la Voix humaine de Poulenc, déc 2015), exprime les tourments d’une âme traversée par l’effroi d’un amour / passion impossible car la politique s’en mêle. Même, ivresse de l’impuissance chez le Titus impérial mais démuni de Bo Skovhus. Un rite de l’impossibilité amoureuse qui tourne en rond, jusqu’au vide de l’obsession et de la répétition, d’autant que les seconds rôles, Ivan Ludlow (Antiochus), Alastair Miles (Paulin), Julien Behr (Arsace) colorent eux aussi un opéra finalement tissé comme un râle à deux voix éperdues, errantes entre réalité et cauchemard. On est loin de la vision d’un Albéric Magnard, sensuelle et absolu, sur le même thème (VOIR notre reportage vidéo BERENICE de Magnard, à l’Opéra de Tours, 2014). Princesse orientale, Bérénice aura quand même façonné la personnalité de l’Empreur romain Titus, au point d’en faire « le délice du genre humain », figure emblématique, « iconique » diraient les ados contemporains, du politique vertueux, touché par la grâce – celui compassionnel et bienveillant que dépeint Mozart, dans sa « Clémence de Titus » (1791). Chez Jarrell, rien de tel : mais la terreur éveillée d’un amour maudit. Son opéra aurait pu s’appeler Roméo et Juliette, ou Tristan et Yseult.
L’Opéra de Paris s’engage dans un cycle de créations inspirées par les grands noms de la littérature française. Après Trompe-la-Mort de Luca Francesconi en 2017, d’après Balzac, – opéra rude, barbare, cynique, finalement très parisien, et avant Le Soulier de satin de Marc-André Dalbavie d’après Claudel, cette Bérénice, osons le dire, n’a pas la force ni la violence rentrée de Trompe-la-Mort. Pour nous c’est une oeuvre abstraite qui ne sert pas totalement son sujet. Dommage car Jarrell est l’auteur du livret, fruit de coupes opéras sur la pièce de Racine. Il a souhaité surtout s’éloigner de l’alexandrin, parfois répétitif du XVIIè, pour s’intéresser surtout à une réflexion sur l’enfermement d’un drame sans action : la confrontation de deux âmes, qui s’aiment mais doivent se séparer. La musique dit tout ce que les mots précisent et finalement tuent. Elle déploie ce possible ineffable dont l’expression libère les héros. Pourtant malgré cette invention envisagée, le compositeur ne s’intéresse qu’à la situation de blocage, sans développer l’arrière plan philosophique, ni ouvrir les plis et replis, failles et secrets de chaque personnalités, obligés de rompre et donc de renoncer…
France Musique, mercredi 5 décembre 2018. JARRELL : Bérénice.
Concert donné le 29 septembre 2018 à 20h au Palais Garnier à Paris
Michael Jarrell : Bérénice
Opéra en quatre séquences sur un livret du compositeur d’apès Jean Racine
Création mondiale / Commande de l’Opéra national de Paris
Bo Skovhus, baryton, Titus
Barbara Hannigan, soprano, Bérénice
Ivan Ludlow, basse, Antiochus
Alastair Miles, basse, Paulin
Julien Behr, ténor, Arsace
Rina Schenfeld, Phénice (rôle parlé)
Julien Joguet, basse, voix parlée (enregistrée)
Choeurs et Orchestre de l’Opéra de Paris
Philippe Jordan, direction.
Illustration / Bérénice (c) Monika Rittershaus / ONP