Entreprise louable à son départ: l’Opéra de Stuttgart commande à 4 équipes de metteurs en scène différents, la réalisation scénique d’un Ring qui s’annonce, entre 2002 et 2003, dépoussiéré voire audacieux. Or en dépit d’un très bon premier volet (Rheingold, signé Joachim Schlomer) et d’un Crépuscule des dieux (Götterdämmerung) signé Peter Konwitschny, d’une amère et ironique intelligence, les journées I et II (Walkyrie et Siegfried), bon an mal an, piétinent souvent entre deux directions, par excès d’idées anecdotiques… Mais tout n’est pas à rejeter dans cette arène expérimentale, plus théâtrale que musicale. Car quelques pépites dans le jeu des acteurs ou la nouvelle configuration scénographique se révèlent très efficaces, comme d’une certaine façon aussi, la dramaturgie de Wagner sait résister aux lectures conçues pour en démonter les rouages et les mécaniques romantiques… Quoiqu’il en soit, reconnaissons à Stuttgart, la palme bénéfique du pari et des risques, osant ce que Bayreuth ne fait plus depuis longtemps… Ce Ring dans sa totalité est à connaître, voir et revoir: vous y découvrirez bien des réussites qui bien mieux que réduire Wagner, souligne la richesse de son théâtre.
Der Rheingold
Le Staatsoper de Stuttgart innove l’approche du Ring wagnérien en invitant quatre metteurs en scène différents pour chaque chapitre de la saga lyrique. L’unité musicale est néanmoins assurée par le chef Lothar Zagrosek.
Joachim Schlömer transforme la scène du Rheingold en un vaste hall unique d’une station thermale façon Jugenstil. L’intelligence du jeu d’acteurs éclaire les relations entre les personnages, en particulier leurs intrigues et agissements conduits sous l’empire des intérêts croisés pour la conquête du pouvoir, de l’argent., pour la suprématie du monde. Géants et dieux s’affrontent comme des joueurs de poker, et dans les tréfonds terrestres, Albérich et Wotan manipulent l’empire des nains. La vision est criante et terrible, acide et sans maquillage: dans chaque situation, il y a toujours un esprit fourbe et machiavélique prêt à tromper, voler, trahir…
L’amour n’a que peu de poids dans cette arène cynique. Ici pas de chanteurs exceptionnels mais une cohérence dramaturgique qui se distingue nettement des productions traditionnelles ou trop décalées. De plus la direction de Zagrosek ne manque ni d’éclat, ni de fluidité ni de soubresauts. Le premier volet de ce Ring porte toutes les promesses et les défis d’un nouveau cycle de relecture à contrecourant des productions classiques et décoratives. Rétrospectivement, il s’agit du chapitre le plus réussi vocalement et musicalement de tout le Ring de Stuttgart.
Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Mise en scène : Joachim Schlömer ; décors et costumes : Jens Kilian. Wotan : Wolfgang Probst ; Donner : Motti Kastón ; Froh : Bernahrdt Schneider ; Loge : Robert Künzli ; Alberich : Esa Ruuttunen ; Mime : Eberhardt Francesco Lorenz ; Fasolt : Roland Bracht ; Fafner : Phillip Ens ; Fricka : Michaela Schuster ; Freia : Helga Rós Indridadóttir ; Erda : Mette Ejsing ; Woglinde : Catriona Smith ; Wellgunde : Maria Theresa Ullrich ; Flosshilde : Margarete Joswig. Staatsorchester Stuutgart. Lothar Zagrosek, direction. 1 dvd Euroarts 2052068. Enregistré le 28 septembre et le 29 décembre 2002.
Die Walküre
Suite d’un Ring décapant, rafraîchissant… Christof Nel souligne avec un réalisme cru, dans la Walkyrie, ce qui en fait l’opéra le plus amoureux et le plus humain de toute la Tétralogie, mais où les valeurs de tendresse et d’amour sont l’une après l’autre, odieusement et froidement sacrifiées. Décors et costumes écartent tout fatras décoratifs, oniriques et féeriques pour se polariser à nouveau sur le fil des destins psychologiques. Contradictions (Wotan), tendresse radicale (Sieglinde et Sigmund), cynisme barbare (Hunding), surtout humanisme compassionnel (Brunnhilde)… aucun répit ni pause, encore moins extase durable pour les héros wagnériens: l’amour, absent dans Der Rheingold, surgit avec force mais selon la vision de Wagner (pas encore dans la réalisation de Tristan composé pendant Siegfried), mais dans la tension extrême, le conflit, le sacrifice.
Malgré la justesse de la conception théâtrale, ce second volet renouvèle avec moins d’évidence la pleine réussite du Prélude (Rheingold): avec à la clé, deux incarnations réellement aboutie vocalement, celle du Wotan de Rootering, et surtout l’ardente et ambivalente Sieglinde d’Angela Denoke (qui allait ensuite connaître le succès que l’on sait dans Lulu mais aussi Cardillac à Paris). La Br*unnhilde de Renate Behle aux aigus tirés ne manque pas de vérité, comme le Sigmund de Robert Gambill.
La réalisation scénique opère souvent une relecture anecdotique, parfois « gadget » de la partition wagnérienne: les statuettes (du David de Michel-Ange) démontrant l’emprise de Wotan sur ses créatures, Hunding et Siegmund s’affrontant à coup de porte-voix, leur combat étant singer par des pantins de bois, est l’une de ces « idées » qui tombent à plat; le tapis roulant sur lequel les combattant mort sont acheminés et traités par les Walkyries; plus efficace, le dispositif déstructurant la relation du père et de sa fille déchue, Wotan/Brünnhilde réduite à un contact vidéo (via un moniteur)… comme auparavant, la relation Wotan/Fricka caricaturée en scène de ménage à l’extrême (où le dieu est piégé par son épouse vociférante).
Dans ce théâtre du pauvre, où les figurants portent systématiquement la critique de la mise en scène traditionnelle et bourgeoise, nous sommes loin du sentiment prenant face à ce que doit être le Ring: une scène violente saisissante à mi chemin entre légendaire et fantastique, qui dit avec horreur et froideur, l’inhumanité de notre civilisation: tout le message de Wagner dans son théâtre qui est poésie du désenchantement. En définitive, en dépit de l’indiscutable engagement des chanteurs, chacun selon ses capacités, la volonté de démonter tout ce qu’avait d’embourgeoisé et de pompeux la scène Wagnérienne, gomme les autres perspectives de la lecture. Pour les plus rigoristes, la chevauchés des 8 Walkyries sur ce tapis roulant atteindra même un sommet dans la laideur et le non sens…
Dans la fosse, Lothar Zagrosek est convaincant: palpitant, vivant, parfois frappé par une urgence humaine, happé par le souffle de la fresque dont le spectacle a pourtant gommé tout lyrisme poétique. En souhaitant une relecture du Ring, hors des imageries postromantiques, l’Opéra de Stuttgart se serait-il fourvoyé dans les fantasmes acerbes et systématiques des metteurs en scène, trop heureux de casser la machine wagnérienne?
Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre. Mise en scène : Christoph Nel ; décors et costumes : Karl Kneidl. Siegmund : Robert Gambill ; Hunding : Attila Jun ; Wotan : Jan-Hendrick Rootering ; Sieglinde : Angela Denoke ; Brünnhilde : Renate Behle ; Fricka : Tichina Vaughn ; Gerhilde : Eva-Maria Westbroek ; Ortlinde : Wiebke Göetjes ; Waltraute : Stella Kleindienst ; Schwertleite : Helene Ranada ; Helmwige : Magdalena Schäfer ; Siegrune : Nidia Palacios ; Grimgerge : Maria Theresa Ullrich ; Rossweisse : Margit Diefenthal. Staatsorchester Stuttgart. Lothar Zagrosek, direction. 2 dvd Euroarts 2052078. Enregistré le 29 septembre 2002 et le 2 janvier 2003.
Wagner: Siegfried
Troisème volet, seconde journée du Ring de Stuttgart. Jossi Wieler et Sergio Morabito accusent la portée cynique et amère de l’action en choisissant de rester proche des situations, surtout des personnages. Le réalisme moderne du décor et des costumes ôte toute féerie à l’intrigue (ce qui faisait les délices du Ring de Chéreau): mais comme pour le premier volet (Rheingold), en cela très en cohérence avec la démarche global de l’entreprise, les deux metteurs en scène éclairent d’un nouveau regard la violence des rapports humains.
Ici, dans un hlm à l’abandon, Mime (convaincant Heinz Göhrig) élève avec peine et découragement le jeune Siegfried (sommaire mais qui va se bonifiant en cours de spectacle, John Frederic West) parfaitement incontrôlable pour cet être peureux et fragile (qui de surcroît, tout en se masturbant, délire et cauchemarde que le dragon Fafner l’attaque…!). Wotan paraît en mafieux louche prêt à brandir son revolver sur cette chienlit indigne…
L’oiseau guidant Siegfried vainqueur de Fafner, est un jeune drogué aveugle qui fait les poches du terrassé… de son côté Erda, dans un pénombre sale, près d’un viel évier souillé, remplit avec frénésie ses carnets intimes, visions et révélations que lui arrache sans autre procès ni délicatesses, Wotan… Souvent les types universels de Wagner se réduisent à des caricatures aux gestes anecdotiques… Siegfried qui n’a connu que l’enfer des cités, se trouve démuni à la rencontre de sa promise Brünnhilde, laquelle paraît dans une chambre immaculée de blanc (le rocher ceint des flammes). La lecture primaire, souvent réductrice visuellement atténue la force et l’ampleur épique de la fable…comme dans la Walkyrie, mais le parti de transposition se défend et la conduite des acteurs reste là encore, convaincante. Il y a des idées parfois passionnantes: dommage que le niveau vocal ne soit pas à la hauteur des audaces du plan scénographique. Même le Wanderer diabolique et hargneux de Wolfgang Schöne n’a pas
l’ampleur délirante et sardonique (sur le plan vocal) du personnage
conçu par le metteur en scène (dommage!): la scène ou Wotan visite Erda
perd toute sa beauté ténébriste… dans un décor qui rappelle une
maternité désafectée (début de l’acte III). Dans l’acte III d’ailleurs, les metteurs en scène cachent à peine leur référence au cinéma: Erda pourrait bien être une cousine de l’oracle de Matrix, et la scène où Siegfried découvre Brünnhilde endormie, pourrait être un nouveau tableau appartenant à la fin de 2001 l’Odyssée de l’espace, avec ses murs classiques blancs et son sol luminescent… Derrière ce jeu référenciel, la continuité des scènes se réalise sans heurts. Ce qui n’est pas si mal.
Confronté à ce qui pourrait être les limites de l’entreprise, un décalage trop dissonant avec la musique, Lothar Zagrosek manque de la tenue et de la poésie qui faisaient tout l’allant du Rheingold, et qui portait Die Walküre. L’orchestre en début de spectacle, expédie souvent l’ouvrage, sans dessiner les milles nuances de la partition… quoique chef et orchestre retrouvent une certaine tension poétique à partir de la rencontre de Siegfried et de Brünnhilde (très acrocheuse Lisa Gasteen).
Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Mise en scène et dramaturgie : Jossi Wieler et Sergio Morabito ; décors et costumes : Anna Viebrock. Siegfried : Jon-Fredric West ; Mime : Heinz Göhrig ; der Wanderer : Wolfgang Schöne ; Alberich : Björn Waag ; Fafner : Attila Jun ; Erda : Helene Ranada ; Brünnhilde : Lisa Gasteen ; der Waldvogel : Gabriela Herrera. Staatsorchester Stuttgart. Lothar Zagrosek, direction. 2 dvd Euroarts 2052088. Enregistré le 1er octobre 2002 et le 5 janvier 2003
Götterdämmerung
Dernière Journée du Ring de Stuttgart. Au regard critique, sans poésie ni idéalisme de Peter Konwitschny revient le défi de conclure une Tétralogie mise à sac par les hommes de théâtre. Il s’agit moins de saper les bases du théâtre wagnérien que de « retrouver » la violence et la vérité d’une scène qui a souvent été dénaturée, instrumentalisée, surinvestie… D’ailleurs, la volonté de projeter en fin de représentation sur les derniers accords, quand le Rhin déborde, reprend son or et noie Hagen, après l’envolée de Brünnhilde sur son cheval, les didascalies de Wagner, rappelle combien du point de vue théâtrale, il s’agit bien d’une relecture plus proche et respectueuse du compositeur qu’il n’y paraît.
L’entreprise de démolition du décor et du déni de la dramaturgie romantique ont réussi leur oeuvre de relecture: dans ce théâtre wagnérien qui porte les marque d’un misérabilisme soviétique dont ont a vu et revu les effets « modernistes » (souvent sans guère y adhérer tant l’anecdotique supplante une vision unitaire), il nous reste la cohérence scénique, la lisibilité de l’action, le jeu des chanteurs, leurs déplacements pendant leurs confrontations… Chez Konwitschny, heureusement les options servent une vision unitaire qui fort judicieusement inscrit chaque personnage dans son destin d’impuissance, de trahison, de dénument solitaire. Jamais le défaitisme et le scepticisme de Wagner n’auront été plus criants.
La déchéance des dieux et le déclin de l’ordre qu’ils incarnent sont ici bien réels. Le décor est réduit à une structure de bois recouverte de bâche noires: ainsi se présente le palais des Gibichungen (le noir et manipulateur Hagen, dominant le trop faible Gunther et sa soeur Gutrune) dont Siegfried mesurera à ses dépends, la vile duplicité. Au devant des planches, réfugiées ayant fui une quelconque tyrannie de l’Est, les trois Nornes observent.
Konwitschny se délecte à brûler les idôles du wagnérisme triomphant son pompiérisme expirant, son système sacralisé et ritualisé qui a fait les heures honteuses de Bayreuth… la lecture touche juste par sa précision millimétrée dans la conduite des acteurs: elle atteint même une totale réussite dans la sincérité de chaque scène. Sincérité du cynisme le plus abject, où là encore l’amour le plus pur (celui de Brünnhilde) est immolé sans scrupule… Siegfried est un benêt bien puéril, lourdaud même. Sa figure radicalise encore le traitement du personnage observé dans la journée précédente (Siegfried)…
Vocalement, la distribution relève le défi. Aux côtés du Gunther de Hernan Itturalde, se détachent l’implication totale malgré des moyens en perte d’équilibre de Luana deVol qui incarne dans sa chair blessée, une Brünnhilde trompée par l’homme qu’elle aime;, d’une éblouissante et bouleversante vérité (excellente révélation de la vérité sur la mort de Siegfried, puis ultime prière adressée à l’audience du théâtre, telle une mise en garde publique); saluons aussi la Gutrune d’Eva-Maria Westbroek, impeccable. Peter Konwitschny qui au salut au public, porte de joie le chef, paraît à n’en point douter très satisfait de sa conception. Reconnaissons que nous adhérons à la justesse de sa vision. Ce Crépuscule est conduit sans faille, jusqu’à la dernière scène où Brünnhilde bien que veuve et dépossédée, triomphe, restituant l’anneau au Rhin, sachant tirer la leçon de tout le cycle…
Lothar Zagrosek se sort tant bien que mal d’une partition océanique dont on attendait plus de nuances poétiques dans certains enchaînements orchestraux (le Voyage de Siegfried sur le Rhin). Mais la direction se montre toujours battante, portée par un allant des plus efficaces lui aussi.
Richard Wagner (1813-1883), Götterdämmerung. Mise en scène : Peter Konwitschny ; décors et costumes : Bert Neumann ; dramaturgie : Juliane Votteler. Siegfried : Albert Bonnema ; Gunther Hernan Iturralde ; Alberich : Franz-Josef Kapellmann ; Hagen : Roland Bracht ; Brünnhilde : Luana de Vol ; Gutrune : Eva-Maria Westbroek ; Waltraute : Tichina Vaughn ; 1ère Norne : Janet Collins ; 2e Norne : Lani Poulson ; 3e Norne, Flosshilde : Sue Patchell, Woglinde : Helga Rós Indridadóttir ; Wellgunde : Sarah Castle. Choeurs du Staatsoper de Stuttgart ; chef des chœurs : Ulrich Eistert. Staatsochester Stuttgart. Lothar Zagrosek, direction. 2 dvd Euroarts 2052098. Enregistré le 3 octobre 2002 et le 12 janvier 2003.
Parution du coffret des 7 dvd, Medici arts: début décembre 2008