Leos Janácek (1854–1928)
De la maison des morts, 1930
Arte
Lundi 10 mars 2008 à 22h30
En simultané sur France Musique
Rediffusion Arte:
Mercredi 12 mars 2008 à 3h
Dimanche 16 mars 2008 à 9h45
Ultime opéra humaniste
Enregistrée en juillet 2007, la production aixoise de De la maison des morts de Janacek que diffuse Arte souligne le grand retour du duo Boulez/Chéreau sur la scène lyrique, depuis… 1976, quand le chef et le metteur en scène français avaient suscité l’événement en abordant à Bayreuth, le Ring du centenaire (fort heureusement filmé par Deutsche Grammophon).
Près de 31 ans après leur première et retentissante collaboration, le festival d’Aix en Provence permet aux deux interprètes de se retrouver autour du dernier opéra de Leos Janacek, De la maison des morts, d’après Dostoïevski: une oeuvre ultime, véritable chant du cygne et testament artistique du compositeur tchèque, en vérité morave comme Mahler ou Freud…, qui tout en portant un point d’aboutissement au travail du musicien, soucieux d’imposer sur la scène opératique, un grand opéra en langue tchèque, conformément à son aspiration nationaliste, offre sur un plan universel, une oeuvre au noir, ciblant au plus profond des êtres, cette élan irréductible qui pousse chacun de nous, à préserver toute once d’humanité.
Or rien de moins probable que la dignité et l’espoir, dans un monde carcéral qui opprime, humilie, condamne, accable. C’est pourtant ce sujet d’un humanisme indéfectible que traite en particulier le texte de De la maison des morts. L’ouvrage originel signé Dostoïevski, inspire à Janacek, un livret dense, d’une grande tension. C’est un poignant et bouleversant hommage aux êtres que tout avilit et trompe, mais qui au fond du gouffre, enchaînés à l’horreur et au désespoir, gardent intacte une lueur d’espoir, cette volonté de vivre et ce sentiment de dépassement. A l’optimisme de Dostoïevski, répond la musique hyperactive de Janacek. La partition, créée le 12 avril 1930 au Théâtre de Brno, a fait son entrée au répertoire de l’Opéra national de Paris, en … juin 2005 grâce au discernement de Gérard Mortier dont on ne louera jamais assez la volonté salutaire pour le genre de reconnecter la scène lyrique avec le monde dans lequel nous vivons.
Sans personnages féminins majeurs, fondé sur une suite de récits plutôt qu’actions en style direct, De la maison des morts met en scène plusieurs caractères masculins dont l’exercice de la mémoire oriente l’ouvrage en une confrontation de plus en plus prenante de l’homme avec lui-même. Récit de l’innocence perdue, bafouée, trahie, chant de détresse et de désespérance, cri de survie malgré la barbarie environnante, De la maison des morts est un hymne pour la vie, le manifeste d’un humanisme indéfectible. Les personnages sont les héros modernes d’une tragédie contemporaine: ils manifestent notre capacité d’autodestruction mais aussi de régénération.
Leos Janacek: De la maison des morts, 1930.
Opéra en 3 actes. Livret de Leos Janácek d’après Fedor Dostoïevski
Alexandre Petrovitch Goriantchikov : Olaf Bär
Alyeya : Eric Stoklossa
Filka Morosov : Stefan Margita
Le grand prisonnier : Peter Straka
Le petit prisonnier : Vladimir Chmelo
Le commandant : Jiri Sulzenko
Le vieillard : Heinz Zednik
Skouratov : John Mark Ainsley
Tchekounov : Jan Galla
Le prisonnier ivre : Tomas Krejcirik
Le prisonnier cuisinier : Martin Barta
Le Pope : Vratislav Kriz
Le jeune prisonnier : Olivier Dumait
Une prostituée : Susannah Haberfeld
Le prisonnier / Don Juan : Ales Jenis
Le prisonnier Kedril : Marian Pavlovic
Chapkine : Peter Hoare
Chichkov : Gerd Grochowski
Tcherevine : Andreas Conrad
Acteurs: Alexander Braunshör, Alexander Strauss, Darko Vukovic, Dominik Grünbühel, Elsayed Kandil, Günther Matzka, Helmut Gebeshuber, Karl Hoess, Kurt Raubal, Max Mayerhofer, Mortiz Vierboom, Rainer M. Gradischnig, Thomas Bäuml, Viktor Krenn, Florian Tröbinger, Michael Reardon
Arnold Schönberg Chor
Chef de chœur : Erwin Ortner
Mahler Chamber Orchestra
Direction musicale : Pierre Boulez
Mise en scène : Patrice Chéreau
Collaboration artistique : Thierry Thieû Niang
Scénographie : Richard Peduzzi
Costumes : Caroline de Vivaise
Lumières : Bertrand Couderc
Aspects de la production aixoise
Grand retour d’un duo miraculeux, faiseur de magie et d’enchantements hier à Bayreuth (1976, Le Ring), à Paris (Opéra Garnier, 1979). Près de 30 ans après ses premiers accomplissements, revoici l’équipe Pierre Boulez et Patrice Chéreau. Un retour qui sonne comme un adieu, tout au moins concernant Boulez qui a confirmé qu’après cette Maison crépusculaire, il ne dirigerait plus d’opéras. C’est bien sûr Stéphane Lissner qui est l’initiateur de ce projet mémorable qui conclue un travail de longue haleine sur Janacek, génie de l’opéra en langue tchèque: Jenufa (1996, Rattle/Braunschweig), La Petite renarde rusée (Mackerras/Hynter/Gallotta), L’Affaire Makropoulos (2000, Rattle/Braunschweig, Aix en Provence)… Pour cette production, ont collaboré aussi Richard Peduzzi (décors) et Thierry Thieû Niang (participation à la mise en scène de Patrice Chéreau).
Huit clos masculin
Peduzzi insiste sur l’enfermement, l’oppression d’un horizon bouché. Tout revient, tout converge et retombe sur les profils des prisonniers. Des êtres accablés, auxquels aucune perspective n’est possible et dont les gestes, le caractère des mouvements et des confrontations, la chorégraphie des postures offrent une palette d’émotions et de tempéraments fortement individualisés, permise par l’alliance du metteur en scène Patrice Chéreau avec son « assistant », Thierry Thieû Niang, chorégraphe de formation. Or cette fluidité dans le déroulement scénique efface avec éloquence la succession des monologues et récits que portent chaque expérience et chaque histoire ainsi « déballées »(en particulier dans le troisième et dernier acte où prime le récit de Chichkov). Les bagnards synthétisent toutes les vies brisées, sacrifiées, fourvoyées. L’ombre glaçante des pires horreurs de l’histoire des hommes s’accomplit sur la scène avec une crudité parfois insoutenable: le cri déchirant d’humanité n’en a que plus de grandeur et d’intensité.
Le propre de l’opéra de Janacek est de peindre des victimes ou des bourreaux et de toujours conserver un regard humain sur leur expérience. Théâtre dans le théâtre, ici se joue l’avenir dérisoire des condamnés sans espoir d’être libérés. Ils sont spectateurs et juges, témoins et agresseurs de leurs frères de cellules, de chaînes, de galère. Le huit clos strictement masculin (puisque contrairement au voeu de Janacek, le rôle d’Alieia est chanté non par une femme mais un ténor), s’épuise, s’exaspère dans un ténébrisme captivant. Même si les âmes opprimées savent soigner et libérer l’aigle blessé, comme le signe d’un envol prochain, promis à tous, la fin du spectacle se pose comme une énigme: cette humanité qui a perdu sa foi humaniste a-t-elle réellement un avenir? A vrai dire, la musique de Janacek sous la baguette intègre et analytique de Pierre Boulez renforce sa nature mystérieuse et sauvage, un primitivisme âpre et nostalgique qui n’a rien de la pose rythmique et élégante d’un Strawinsky par exemple. De ce point de vue, la baguette du chef français, calculée et intellectuelle, ne va pas aussi loin dans la noirceur brute que Charles Mackerras par exemple, qui en impose tout autant par son engagement physique.
DVD
Deutsche Grammophon annonce la parution du dvd de l’opéra de Leos Janacek, De la maison des morts, 1930, version Chéreau/Boulez, le 10 mars 2008
Illustrations
(1) Leos Janacek (DR)
(2) Fedor Dostoïevski (DR)