Programmer Rameau pour lancement de sa déjà 7è saison lyrique, relève du défi… superbement tenu par Catherine Sonrier, directrice de l’Opéra de Lille. C’est même un annonce sans réserve en faveur du baroque, qui s’appuie certes sur les bénéfices tirés de la résidence depuis quelques années (2003) au sein de l’institution lilloise, du Concert d’Astrée dirigée par Emmanuelle Haïm. D’autant que cette dernière, ex-continuiste des Arts Florissants, n’en est pas à son premier Rameau: souvenez-vous Les Boréades (Opéra du Rhin, juin 2005; ou plus récemment Hippolyte et Aricie (1733, présenté au Capitole de Toulouse en mars 2009).
Avec Dardanus ici présenté dans sa version 1739, complétée par l’admirable scène où le héros découvre le rivage dévasté par le dragon (début du IV, apport de la version plus récente de 1744), Rameau bouscule toute les règles alors connues, « osant » le grand genre, et en mêlant danses, grand choeur, chant, scènes de magie et de pure féerie, passions amoureuses et actions épique et guerrière, montre combien avant Wagner, il est partisan de ce théâtre total qui ne finit jamais de nous saisir ni de nous captiver. D’autant que l’orchestre, – car le compositeur était plus intéressé par le continuum instrumental que l’efficacité du texte (il y a quand même quelques longueurs)-, est d’une rare opulence: constamment mis en valeur, foisonnant par ses accents expressifs, sa tempête, la vitalité de ses ballets, la profondeur de ses climats les plus divers (de la tendresse élégiaque et rayonnante à l’amertume la plus noire et la plus désespérée: celle que chante par exemple le passionnant Anténor), la fosse détone, rugit, murmure, enchante…
Rameau fait mieux: il sait aussi renouveler le genre de la tragédie lyrique, et son Prologue n’est plus un acte d’allégeance au pouvoir et à la stature héroïque du Roi (quand au 17ème, Lully devait servir Louis XIV) mais plutôt, -rocaille oblige-, le préambule se fait dithyrambe à l’Amour, chanté par une Vénus, reine de Cythère plus voluptueuse que jamais. Pour Louis XV, Rameau transpose les enchantements d’un Watteau sur la scène musicale: tout commence et s’achève avec l’omnipotent Amour.
Solidité du plateau vocal
L’argument premier de cette production demeure la solidité du plateau vocal, soutenu par une fosse déterminée et nerveuse (à défaut d’être ciselée et pleinement caractérisée selon chaque tableau). Rameau aime les divins contrastes: passions sincères défaites par la jalouse haine de rivaux arrogants, magicien (Isménor) et déesse (Vénus) attentifs au triomphe final du héros, hargne vengeresse d’un méchant (Anténor) plus trouble et humain qu’il n’y paraît… Car pour artificiel ou obsolète comme certains aiment le répéter sans fondements sur le genre, l’opéra de Rameau excelle dans un foisonnement d’effets, servi par une intelligence des situations qui en font un spectacle total. A Lille, en maints endroits, on frôle la pure féerie: début du I avec ses armures défilant sur les planches à la façon d’ombres japonaises; apparition du magicien Isménor dans son « bocage » d’argent, lequel non sans un malicieux humour, commande à la baguette, gestes et chant à ses esprits inféodés; surtout rivage où séjourne le monstre, puis évocation de la lutte entre le dragon et Dardanus: les options des décors (le simple rideau métallique, en fond de scène, par ses irrisations dorées, est une trouvaille visuelle géniale) soulignent tout ce que les « vrais » metteurs en scène peuvent aujourd’hui puiser chez le Dijonais: une mine d’images et d’atmosphères qui parlent toujours à notre imaginaire.
De ce point de vue, la production lilloise enchante les sens: la mise en scène de Claude Buchwald demeure efficace et claire d’un bout à l’autre, respectant l’action et ses multiples symboles. En revanche, les chorégraphies de Daniel Larrieu frisent le ridicule : c’est une série de pas de danses postmodernistes… d’un convenu qui semble tour à tour caricaturer tout ce que les ballets classique et romantique ont fait de plus… mauvais. Navrant contraste. Le choeur réuni pour la production se bonifie quant à lui, de tableau en tableau.
Vocalement, la cohérence du plateau porte ses fruits. Oui pour la Vénus sensuelle et caressante (une vraie meneuse de revue) de la bulgare Sonya Yoncheva (née en 1981: écoutée et remarquée pour le Couronnement de Poppée qui ouvrait le dernier festival d’Ambronay à Bourg en Bresse, en septembre 2009, sous la direction du pétillant Leonardo Garcia Alarcon. Sûreté de la voix, égalité des registres, articulation à l’envi, et de surcroît belle présence scénique, y compris dans les airs, quand elle chante au IV, suspendue à deux filins depuis les cintres: la soprano a la grâce d’une authentique apparition céleste, se balançant de jardin à cour avec une volupté irradiante.
L’Amour de Marie-Bénédicte Souquet est par contre en retrait: filet de voix mordant certes mais la chanteuse française devra encore soigner sa diction. C’est pourtant elle qui avec Vénus, ouvre et ferme l’opéra (célébrant entre autres la constance des amoureux).
Véritable révélation dans un rôle où nous ne l’attendions pas, Ingrid Perruche… Outre la pureté intelligible du chant, la soprano affirme un vrai talent de tragédienne, s’appuyant uniquement sur la simplicité éloquente du verbe: Iphise attendrie et loyale (à Dardanus), malgré la volonté de son père (Teucer), la soprano comprend la finesse de son personnage avec sincérité et intensité. Elle n’est jamais mièvre ni affectée mais « racinienne », d’une dignité blessée et tendre.
Le ténor suédois Anders J. Dalhin (que l’on connaissait en Mercure de Castor et Pollux sous la direction de Christophe Rousset au Nederlands Opera) séduit toujours grâce à l’agilité de ses notes en voix mixte, la fluidité articulée de son style y compris dans les aigus même si certains sont parfois « expédiés » et courts. Le français est quasi impeccable et l’éclat du héros vertueux, à l’amour constant, indiscutable; même si dans son grand air du IV (celui du rivage: « Lieux funestes…« ), ses pointes hallucinées manquent de sueur comme d’effroi…
Du grandiose à la sincérité du coeur
L’autre révélation de la soirée, côté chanteurs, est l’Anténor du baryton Trevor Scheunemann: l’interprète sait donner de la profondeur et du trouble au personnage auquel la majorité n’offre que l’image facile et schématique du rival éconduit. Or Rameau lui a réservé l’un des plus beaux airs de l’ouvrage, au IV (après celui du Rivage destiné à Dardanus): avant de combattre le dragon, Anténor, amoureux écarté d’Iphise (qui lui préfère donc Dardanus) laisse exprimer un sentiment d’indicible amertume et ce « monstre affreux, monstre redoutable » dont il parle, ce n’est pas le dragon qui terrifie le rivage mais bien le cynique et barbare Amour, capable de faire souffrir et de lacérer les coeurs les plus sincères. Le baryton fait entendre cet être défait, dès avant le combat, qui voudrait expirer avant même d’avoir lutter… D’autant plus que l’orchestre réussit sa meilleure lecture depuis le début de l’ouvrage. Instant mémorable qui permet de comprendre comment Rameau va au-delà des conventions et des règles apparemment artificielles du genre: il touche ici la vérité du coeur, celui d’un être qui a déjà abdiqué.
Même autorité vocale (puissance, justesse, articulation) pour les autres chanteurs: François Lis (arrogant et haineux Teucer, finalement attendri par Vénus), et surtout l’anglo-saxon Andrew Foster-Williams: la basse, qui prépare Golaud, étonne dans son tableau où il apparaît au centre d’un rocher couvert d’argent (cf. illustration au-dessus): aplomb dramatique, aigus stables, verbe là aussi compréhensible: c’est une entité fantastique capable de commander aux éléments: chapeau bas!
Rameau est davantage qu’un amuseur rococo: qui sait écouter son orchestre décèle, derrière le faiseur de tableaux spectaculaires, le poète du coeur. Il y met, fait propre à Dardanus (comme à ses meilleurs ouvrages), de la psychologie, de l’amertume (écoutez les bassons dans la fosse), une noirceur cinglante et édifiante qui préfigure évidemment Zoroastre (1749: dont l’action comprend tout un acte « noir », le IV).
C’est tout cela que la production lilloise nous fait (re)découvrir, portée par Emmanuelle Haïm, certes attentive et engagée, mais encore trop avare des délires et outrances expressives que la partition laisse supposer. Si l’on écarte nos infimes réserves, voici l’une des productions raméliennes les plus convaincantes que nous ayons écoutées depuis quelques années. Caen (les 5 et 7 novembre) et Dijon (18 et 20 novembre 2009) ont bien raison d’en reprendre l’enchantement. Lille crée même l’événement en ce début de saison lyrique: programmant avant Dijon, ce grand spectacle théâtral et musical, alors que le Dijonais aurait été plus attendu avant la scène lilloise, dans sa cité de naissance.
Lille. Opéra, le 24 octobre 2009. Jean-Philippe Rameau (1683-1764): Dardanus (version 1739). Tragédie lyrique en un prologue et 5 actes. Livret de Charles Antoine Le Clerc de la Bruère. Avec Sonya Yoncheva (Vénus, une Bergère), Ingrid Perruche (Iphise), François Lis (Teucer), Anders J. Dahlin (Dardanus), Trevor Scheunemann (Anténor), Andrew Foster-Williams (Isménor)… Claude Buchwald (mise en scène), Choeur et Orchestre du concert d’Astrée, Emmanuelle Haïm (direction). A Caen (Théâtre), les 5 et 7 novembre à 20 heures. Tél. : 02-31-30-48-00. A Dijon (Opéra), les 18 et 20 novembre à 20 heures. Tél. : 03-80-48-82-82.
Diffusion de Dardanus par Emmanuelle Haïm sur France Musique le 7 novembre à 19 h 30.
Illustration: le magicien Isménor et Dardanus (Acte II, « une solitude »). Le duo final Iphise et Dardanus. Vénus apparaît dans les airs au-dessus de Dardanus sur le rivage où sévit le monstre. Iphise et Anténor © Opéra de Lille 2009/Frédéric Iovino. Emmanuelle Haïm (DR).