mercredi 23 avril 2025

Lure. Eglise Saint-Martin, le 23 juillet 2010. Daphné sur les ailes du vent, création. Spectacle lyrique. Musiques du XVIIe siècle. Adaptation et conception musicales de Jean-Christophe Frisch

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Le Baroque Nomade poursuit ses traversées poétiques entre musique et théâtre. Et comme toujours, enrichissant encore sa démarche tant instrumentale qu’historique, les rencontres et les métissages conviés sur la scène s’appuient sur un travail préalable très scrupuleux. Jean-Christophe Frisch et ses musiciens prolongent leur exploration fertile quant à l’origine et la viabilité des sources et des manuscrits, et leurs possibles interprétations croisées entre pratique baroque et jeu « traditionnel » préservé grâce à leur transmission orale entre les générations de musiciens…
Voyage et métamorphoses
Le nouveau programme donné en création au Festival Musique et Mémoire et qui devrait connaître, souhaitons-le, une série de dates aussi nombreuses que le précédent cycle inspiré par le Codex Caïoni, s’affiche d’emblée comme un superbe livres d’images musicales dont la valeur tient surtout à la sélection des musiques présentées en continuité… En faisant de la muse Daphné, l’héroïne centralisatrice de l’action, à la fois femme réelle éprouvant dans son chant les blessures d’une vie brisée (mais pleine d’espérance), qui est aussi figure allégorique voire mythologique dont les affects symbolisent tous les tourments de la féminité à travers les âges, la production cerne au plus juste tout ce qui constitue la fragilité humaine.
C’est d’ailleurs une célébration de l’humain que tend à exprimer tout le cycle des partitions: errance et métamorphoses de la belle Daphné après son départ de Venise; rencontres imprévues pendant son périple qui la mène des Appalaches au Mexique, d’Angleterre aux Philippines, jusqu’en Chine, avant de retrouver mais différente et comme transfigurée, sa Venise natale. Si elle fuit sa vie passée, la nymphe voyageuse s’égare, divague au gré de ses escales; les rencontres apportent des bénéfices imprévus; l’altérité réaffirme et reconstruit son identité profonde; au terme de son voyage, -qui est aussi réel que symbolique-, la jeune femme en quête d’elle-même, se retrouve ; et le cercle s’achève dans la fraternité offerte, partagée, entre les compagnons de fortune et d’infortune dont elle a croisé la destinée.

Sur scène, les planches évoquent le pont d’un navire ou les quais d’improbables réunions de musiciens; les jeux de voilures rappellent évidemment l’avancée des bateaux au formidable cours, traversant océans et mers de ports en ports…

La silhouette de Cyrille Gerstenhaber s’impose indiscutablement: incarnation de Daphné, à la fois victime tragique (« Eraclito amoroso »: lamento initial de Barbara Strozzi qui est un préambule grave et déchirant) mais aussi sirène allusive, évoquant les diverses métamorphoses de l’âme éprouvée, la soprano convainc par son sens dramatique, son chant sobre et très investi, son élocution claire et naturelle.
En chantant aussi Vuestra Soy (manuscrit Philippin du XVIIè, de San Juan del Monte), l’interprète ajoute les vertiges mystiques d’une âme démunie (interrogation répétée : « Que mandais hazer de mi »: Qu’allez vous faire de moi? ») qui renvoie au statut de la femme à l’époque baroque en particulier du vivant de Barbara Strozzi (1619-1677), vénitienne comme Daphné.

Autour d’elle, les musiciens à qui il est demandé de jouer, s’en tirent diversement, sans pourtant offrir un action cohérente. Certes le jeu devra encore être rodé et gagner en cours de tournée une unité renforcée: mais souvent le lien entre les tableaux manquent de fluidité; plus généralement, l’idée du temps qui passe, la houle et la sensation de la traversée échappent à toute perception, dans un jeu d’acteurs qui ne manquera pas de trouver son rythme.

Nonobstant, sur le plan strictement musical, l’intérêt est total et, associé au jeu de l’actrice principale, le spectacle se hausse parmi les meilleures échappées baroques que nous ayons vues… par son appel à l’imaginaire, ses traversées aux multiples entrées, l’intensité des airs choisis, la finesse de leur interprétation… Le spectacle est l’aboutissement d’une riche collaboration entre le festival Musique et Mémoire et l’ensemble instrumental, qui assure même une résidence cette année: mais présenté en création, commande spéciale du Festival dirigé par Fabrice Creux, le spectacle Daphné sur les ailes du vent en constitue l’un des temps forts (parmi un nombre impressionnant de créations en 2010); la flûte de Jean-Christophe Frisch, les violes de Jonathan Dunford (qui joue aussi le banjo pour « Old Joe Clarke« ) et d’Emmanuelle Guigues font merveille; l’épisode en Chine qui convoque une concubine de l’Empereur (Wang Weiping, elle-même joueuse de pipa)… comme le clavecin de Matthieu Dupouy et le violon de Sharman Plesner assurent, en piliers investis, toutes les facettes d’un continuo particulièrement chatoyant à l’énergie diaprée. Associés aux instruments extraeuropéens: sitar (Michel Guay), santur (Hassan Tabar), percussions (Pierre Rigopoulos), le collectif compose même le plus fascinant métissage de timbres dans Senhora del Mundo (mélodie Portugaise de la fin XVIè) auquel succède le traditionnel persan et caucasien (Lezgui). La subtile concordance des timbres, emblème du travail du Baroque Nomade, se réalise auparavant dans un duo pipa/flûte aérien. Même le concours du jongleur (Yann Bernard) apporte des créations visuelles entre l’ombre et la lumière souvent magiciennes (élévation des petites montgolfières et théâtre d’ombres mobiles dans la voilure…). Dans sa forme encore perfectible mais déjà délectable, Daphné à l’aube souhaitons-le d’une riche carrière à la scène, est un spectacle qui incarne au sein du Festival Musique et Mémoire, ce laboratoire des formes scéniques, entre musique et théâtre. Mosaïque de partitions savamment choisies, la production évite l’éclatement, la dilution, l’artifice. Les airs empruntent beaucoup à l’opéra vénitien, en particulier l’âge d’or du premier bel canto, aboutissement de l’atelier de Monteverdi (Duo final du Couronnement de Poppée) : en un souffle ample de réconciliation, les dernières mélodies chantées expriment tout à fait ce désir d’harmonie humaine, d’autant plus savoureuse qu’elle paraît sur la scène après une traversée rocambolesque, riche en rencontres, espérances, détresse, tempête, fraternité. A Daphné revient l’ultime geste poétique : tour à tour tragique, langoureuse, éveillée altruiste, la jeune femme se fait muse et prophétesse d’un nouveau monde à bâtir. Son dernier visage est celui d’un baiser. Baiser pour un monde enfin apaisé.

Jean-Christophe Frisch, flûte (le Voyageur)

Dans sa globalité onirique, malgré des brumes encore imprécises, Daphné sur les ailes du vent est un formidable voyage en métamorphoses: la vitalité des rythmes, le bouillonnant contraste des cultures que l’on traverse, la versatilité des instrumentistes, aptes à changer d’instruments selon les paysages évoqués, la figure très attachante de Cyrille Gerstenhaber dans le rôle-titre laissent promettre une production exploratrice et enluminée qui ne cessera encore et encore de se fluidifier et de trouver son propre rythme. Pour ceux qui voudront se familiariser avec airs et musiques, le cd de ce nouveau spectacle vient de paraître (Daphné sur les ailes du vent, 2cd Arion). Tournée: Daphné sur les ailes du vent est à l’affiche du Festival du Périgord noir (10 août), du Festival baroque de Pontoise (26 septembre), du Théâtre de Cachan (9 novembre 2010). Rvs incontournables évidemment.

Lure. Eglise Saint-Martin, le 23 juillet 2010. Daphné sur les ailes du vent, création. Spectacle lyrique. Musiques du XVIIe siècle. Adaptation et conception musicales de Jean-Christophe Frisch. Mis en scène par Christophe Galland. Avec Cyrille Gerstenhaber, soprano, Daphné, vénitienne; Christophe Laporte, alto, un navigateur français; Wang Weiping, pipa, chant, une concubine de l’Empereur; Shi Kelong, percussions, chant, le mandarin chinois; Jonathan Dunford, basse de viole, banjo, chant, le capitaine Tobias Hume ; Yan Bernard, jongleur, Apollon; Hassan Tabar, santur; Michel Guay, sitar ; Rémi Cassaigne, théorbe, guitare ; Emmanuelle Guigues, basse de viole; Nanja Breedijk, harpe; Mathieu Dupouy, clavecin, orgue, prêtre; Pierre Rigopoulos, percussions, un voleur; Sharman Plesner, violon, une voyageuse; XVIII 21 le Baroque Nomade. Jean-Christophe Frisch, le Voyageur, flûte, direction. Benoît Colardelle, scénographie des lumières.



Illustrations: © David Tonnelier 2010
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