jeudi 24 avril 2025

Lyon. Auditorium, jeudi 5 et samedi 7 mars 2009. Mozart, Bethoven, Widmann. Orchestre National de Lyon, direction Heinz Holliger

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Exigeante et austère partition, Antiphon de Jörg Widmann était en création française par l’Orchestre National de Lyon ; puis le compositeur redevenait soliste dans le concerto pour clarinette de Mozart. Heinz Holliger dirigeait aussi une 5e Symphonie de Beethoven fort déviante des habitudes.


Avancez donc masqués, doubles !

Stevenson l’avait-il incarné en musique ? Proposons pour ce concert passionnant le scenario d’un Dr Jekyll.K.622 et d’un Mr Hyde.Antiphon, transposé du roman dans l’Auditorium. L’habileté dramaturgique du chef et compositeur Heinz Holliger est de faire d’abord paraître Jorg Widmann-Hyde-et-compositeur d’une pièce qui laisse de glace ou neige fondante une majorité de spectateurs ; le méchant revenant saluer n’a droit qu’à bien peu d’empressement. Puis revient le bon, au demeurant admirable clarinettiste, et Jorg Widmann-Jekyll enchante ceux qui venaient de quasiment l’ignorer (on devrait pourtant se souvenir de sa révélation lyonnaise et mozartienne aux Musicades 2001)… Moralité post-romantique et cartésienne à la fois : doubles, n’avancez que masqués !


Harmonise tes détériorations


Donc dans l’ordre chronologique d’apparition à l’écran sonore, Antiphon de Jorg Widmann. L’entrée s’y fait avec le Tonnerre – la Brontè des Grecs -, et son vacarme préface le découpage ultérieur en petites unités bien délimitées, que les « historiens de la terre » nommeraient des blocs taillés avec la césure bien…audible, qui rappellent aux cuivres les unités stables des Eonta chez Xenakis. Etonnant changement de décor sonore pour qui a auparavant écouté (au disque) le Lied orchestral inspiré à J.Widmann par l’œuvre de Schubert, tout en un fondu enchaîné qui pourtant n’exclut pas la surprise, mais c’est alors celle de la « modulation élargie et tournante ». Une telle diversité, n’est-ce pas illustration de ce dont Bergson fait l’éloge dans La Pensée et le Mouvant ? Donc, ici, mais sans caractère de réitération obsessionnelle : la sécheresse et le sans pitié des coups frappés d’en haut par une très riche percussion, la mise en espace sonore par groupes de 4, le rituel dépouillé d’une Antienne généralisée (plus sacrale que religieuse et post-grégorienne), le tranchant de chaque mini-séquence, tout évoque aussi des écritures poétiques : les cubes de Guillevic dans Terraqué, où « le temps tricote à loisir », les rythmes de Michaux, « propagateurs de riens qui veulent être quelque chose », et la recommandation dans Poteaux d’angle : « Harmonise tes détériorations, mais pas au début, pas prématurément et jamais définitivement. ». Une sorte de ponctuation générale, en somme, qui isole des syllabes, des mots, des phrases, des paragraphes, parcourt cette écriture faillée, en montage « cut », diraient les cinéastes. Ensuite et au-delà des abrupts angoissants, J.Widmann insère des lamenti aux cordes graves et fait parfois jaillir de la sauvagerie percussive un chant de hautbois ou de clarinette, là où, de la brume nuageuse qui s’effiloche, la peinture romantique de Friedrich aimait à dévoiler, par douce méthode, les structures de montagnes. Cette dialectique complexe, subtile, parfois déroutante avec ses chorals inachevés aux cuivres, se clôt, au delà d’une fanfare hymnique des cloches, sur le discret tambourinement des archets « faisant averse » au toit des instruments. Et concluant sur l’insistante sensation que par ces musiques quelque chose demande constamment à être révélé, mais qu’il y faut aussi notre recherche.


Un chant mozartien si pur


Alors vient le temps de J.Widmann clarinettiste : la plus grande partie du public ne peut qu’écouter, après ses bouffées de refus égotiste et de surdité mentale, la fascination d’un admirable chant mozartien. Le soliste n’a pas seulement une sonorité de polyphonie des timbres à l’intérieur même du discours, il témoigne d’une gravité sans nulle pesanteur, de la dignité d’un art qui se refuse à mettre en avant des capacités instrumentales pourtant hors du commun des mortels solistes. Pour revenir au miroir de notre littérature, on hasarderait que dans l’adagio du K.622 cela relève d’une harmonieuse coulée sonore à la Chateaubriand, mais sans les tendances aux embardées emphatiques de « l’Enchanteur », ou d’un Lamartine qui gommerait certain alanguissement de complaisance attendrie. Tout au long du concerto, le son est d’une beauté de rêverie qui parfois s’attarde, et s’amenuise en fin de phrasé ou dans la coda jusqu’à l’imperceptible, laissant dans le silence la mémoire du souffle au sens spirituel… Cet art très pur n’omet évidemment pas la dramaturgie instrumentale² des grands sauts d’intervalle de l’allegro (et même du rondo avec son enjouement d’initiale apparence), et en transcende la nécessaire agilité dans le combat. Mozart redevient, par poésie, le frère aîné d’un Hölderlin enfin détaché de la contingence, qui à la fin de sa vie regarde le monde que malgré les épreuves il a tant aimé, maintenant « derrière la vitre » et comme pour murmurer l’adieu. Serait-ce J.Widmann-mozartien qui « guide » J.Widmann-auteur et lui fait retraverser la rivière au-delà du pays des blocs granitiques ?


Les Lumières et la Révolution


L’orchestre ici plutôt discret et aux limites de la neutralité (fasciné, aussi, par la beauté du son soliste ?) se laisse alors empoigner et conduire à l’inverse de sa culture, en tout cas beethovenienne, par un Heinz Holliger qui entend donner à la 5e Symphonie un profil et une « allure » de révolution esthétique, retrouvant par là-même l’impulsion des Allemands démocrates fin de (XVIIIe) siècle… Une clarté et une vitesse d’énonciation très française ou « Lumières » font rejoindre la hardiesse d’une pensée musicale très conceptuelle dont André Boucourechliev, dans ses livres si essentiels sur Beethoven, a donné l’exemple de recherche sous un regard moderne. Qu’après un tel concert, on relise cela : « L’un des secrets de la Ve est que tous ses éléments possèdent une fonction suspensive, génératrice de tension, depuis les grandes étapes formelles jusqu’à la cellule rythmique primitive. La relance est constante, l’attente sans cesse renouvelée par des promesses, et toute réponse débouche sur une nouvelle question. » Heinz Holliger en tire les conclusions agogiques et synthétiques. On sent que dans sa direction inhabituelle d’une partition si alourdie par des décennies d’éventuelle solennité prétendument germanique ( quand ce n’est pas les relents plus ou moins subconscients de cérémonial pour régime nurembergien, suivez le regard vers qui vous savez), il y a, comme dit encore Boucourechliev, l’émergence d’une conception « sans aucun passage à vide, sans aucune perte ni repos, et au contraire une brûlure, constante et sans scories, du tout ». Le tempo si vif et presque sans respiration entre chaque mouvement, n’est ici que le signe d’une urgence requise par le chef (et compositeur) suisse : comme si le Temps se faisait poursuivant (le Chronos romantique, celui de Lenau, « sombre messager de puissances infernales »), et forçait les timbales, redevenues personnage essentiel en « haut du dispositif orchestral », à armaturer de leur sècheresse parfois violente les phases tourbillonnaires, mais aussi à sous-tendre des moments plus murmurants. Alors peut aussi s’élever à nouveau l’éclaircie du hautbois, nostalgique d’un retour au « beau monde » selon Schiller, annonciatrice du chant de libération dans Fidelio et de l’hymne à la fraternité universelle dont le motif lancinant de la Ve aurait été « étincelle de joie » et en tout cas d’infatigable ardeur. Ainsi va ce concert passionnant, paradoxalement divers, pro-vocateur au sens étymologique du terme, et qui donc (r)éveille une conscience auditrice que nous dirons par euphémisme parfois bercée de ses certitudes confortablement émollientes.

Lyon. Auditorium, jeudi 5 et samedi 7 mars 2009. Orchestre National de Lyon, direction Heinz Holliger.
W.A.Mozart (1756-1791), Concerto pour clarinette K.622 ; L.van Beethoven (1770-1827), 5e Symphonie ; J.Widmann (né en 1973), Antiphon (création française)

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