Coup de cœur lyonnais d’un samedi soir à l’Auditorium : l’Orchestre Tchaïkovski de la Radio de Moscou, dirigé par Vladimir Fedosseïev, enchante par son interprétation en profondeur de la 4e de Tchaïkovski et de la 9e de Chostakovitch. Quelques notes d’écoute pour une invitation très pertinente.
L’autoportrait
de deux tourmentés
Les Lyonnais passent pour n’être pas follement aventureux dans leurs choix musicaux en concert, et restant très attachés – légitimement – à leur(s) orchestre(s), ont tendance à négliger des formations invitées hors abonnement « classique », celles qui sont nées quelque part…ailleurs qu’entre Rhône et Saône. Mais comme les spectateurs d’un samedi soir à l’Auditorium ont dû apprécier la présence rayonnante de l’Orchestre Tchaïkovski de Moscou, et par quelles ovations-debout ne l’ont-ils pas fait savoir en obtenant, par leurs rappels, deux bis spectaculaires !
Un Orchestre historique de Russie (fondé en 1930), et un chef qui reçut son intronisation du grand Evgueni Mravinski :Vladimir Fedosseïev dirige « ses » musiciens depuis plus de 30 ans, dans la complicité gestuelle et intellectuelle qui fait jaillir une imparable précision alliée à un dessin de coloriste subtil. Un côté prestidigitateur, sans esbroufe d’ailleurs, exalte l’intuition des proportions – dans la durée, dans l’intensité, dans le dosage et jusque dans la topographie originale des pupitres-, et bien sûr une tradition « russe, russe jusqu’à la moelle des os » pour honorer Tchaïkovski et Chostakovitch. Deux symphonies sans démesure de temps tracent l’autoportrait en miroir des tourmentés-en-chef. Pour Chostakovitch en 1945, la 9e est placée sous le signe de la dérision, du décalage, de l’anti-célébration d’une fin du cauchemar ; mais au milieu de ce grotesque, enlevé par les Tchaïkovski avec brio sardonique, un moderato de paix retrouvée transige avec la frénésie dénonciatrice ; puis, dans le bref largo, un basson – quel instrumentiste admirable, quel poète au cœur de l’orchestre ! – pleure sur l’humain bafoué par l’horreur. Pour Tchaïkovski en 1878, le tragique persistant de la 4e est tout individuel, fatum revenant sans pitié broyer l’espoir du solitaire ou les simples choses de la vie qui surgissent dans ces tableaux d’une exposition en désordre. Seul l’andantino, peut-être, sait réconcilier avec la mémoire d’instants heureux…
Un orchestre aux sonorités de rêve
Et c’est là qu’on aperçoit une signification d’essentiel aux séductions qu’un chef comme Fedosseïev fait se lever d’un orchestre aux sonorités de rêve. Chaque territoire de cet ensemble possède une densité, un poids spécifique, une pulsation rythmique, une transparence ou une épaisseur qui n’interviennent pas en charme gratuit, mais soulignent les intentions de la partition. Dans les moments de répit chez les deux symphonistes, les bois si fins dessinent en direction de l’horizon, très proche ou lointain, les plans successifs d’un paysage où le timbre se fait ligne et couleur, les cordes en pizzicati unanimes et impalpables semblent prairies et bouleaux sous la brise d’été, le solo d’un hautbois ou d’une clarinette fait venir dans le chemin creux la silhouette d’une femme aimée, et frémir quelque étoffe de satin ou de taffetas comme celui des robes portées avec élégance chez les dames de cet orchestre (où la parité n’est pas règle dominante). Un tel art communique spontanément avec la peinture : devinez dans les éclaircies de Tchaïkovski le tremblement de lumière chez son contemporain Isaac Levitan, et en vous laissant embarquer par un comédien-timbalier aux gestes emphatiques, songez aux tartouilles du peintre Guerassimov, capitaine des Pompiers qui pleurait dans son casque jdanovien pour mieux dénoncer les ennemis du peuple sain.
C’est cela aussi, le message et le devoir d’un orchestre : emmener au-delà du strict rendu des œuvres dans d’autres contrées de l’art, faire rêver sur les « merveilleux nuages » que Baudelaire entrevoyait « là-bas ». Vous avouerez qu’un samedi soir avant le dernier remords d’un hiver absenté, on ne perd pas son temps en découvrant un orchestre à réinviter chaleureusement et sans hésitation !
Lyon, Auditorium, le 17 mars 2007. Piotr Ilyitch Tchaïkovski ( 1840-1893) : 4 ème Symphonie op.36. Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : 9 ème Symphonie, Op.70. Orchestre Tchaïkovski de la Radio de Moscou, Vladimir Fedosseïev, direction.
Crédit photographique
Vladimir Fedosseïev (DR)