Eliahu Inbal (notre photo ci-contre) avait gravé une intégrale des symphonies de Mahler qui fit date. L’immense chef, spécialiste de la symphonie post-romantique, est revenu à Lyon pour diriger l’ONL dans la « symphonie du paradis perdu », cette 4e énigmatique sous ses apparences plus limpides que ses « voisines » mahlériennes. En ouverture du concert, la jeune pianiste Olga Kern brille dans les Variations Paganini de Rachmaninov.
Les pirouettes et l’univers ombreux de Rachmaninov
Et d’abord, quel drôle de programme : l’extériorisation la plus impudiquement véloce précédant l’intériorisation d’un des plus mystérieux et partagés musiciens qui aient surgi dans l’histoire des arts. C’est peut-être l’effet de contraste qui a été retenu, et qui amusait le chef ? C’est vrai qu’il y a beaucoup, et du plus précis, à faire pour que cela sonne orchestralement autour du piano dans la Rapsodie-Paganini de Rachmaninov. Eliahu Inbal, alors presque caché derrière la grande aile noire du Steinway, semble s’amuser en sertissant l’écrin symphonique, du langoureux des cordes au crépitement de grêle d’archet sur les mêmes cordes et à des percussions spectaculaires. La jeune et très belle pianiste russe Olga Kern – un soir en robe et souliers rouges à l’Oriane de Guermantes, le lendemain en drapé bleu et vert de sirène cimmérienne – a tous les moyens musicaux de la conviction, et un jeu qui bascule sans hiatus de l’athlétisme en scansion d’immenses accords à un toucher diaphane d’effleurement du clavier. A la résolution sans faille d’une démonstration de force pianistique, elle mêle des gestes charmants et un peu inattendus, confondants de gracieux naturel, tels que ce fugitif étirement des bras après un passage vaporeux, comme si elle s’éveillait d’un rêve tendre. Cette lauréate du prix Van Cliburn (elles sont rarissimes) a certainement un radieux avenir, mais dès maintenant et puisqu’elle n’a rien à prouver du côté de la virtuosité, on aimerait qu’elle s’affronte à des partitions qui exigent, en filigrane de la haute technicité, la pensée d’une structure et d’une émotion en profondeur , et Dieu sait que le répertoire – fût-il « seulement » celui des concertos romantiques et modernes – en est de toute générosité. Encore qu’il y ait, au-delà des effets et du métier pianistique de ce Rachmaninov tardif (1934), le probable désespoir du compositeur d’arriver trop vieux dans un monde décidément bien jeune, – même si des pulsations « jazzy » ou des échos de Broadway se profilent derrière les pirouettes un rien cyniques (« la 18e Variation, je l’ai écrite pour mon impresario new-yorkais »)-, une crainte de la solitude et de la disparition qui fut toujours l’envers ombreux du compositeur. Olga Kern, avec ses bis – des Rachmaninov eux aussi extérieurs – n’en pense-t-elle pas moins ? Un prochain revoir – nous n’en doutons pas, de la part de l’ONL et de l’Auditorium – nous dira davantage sur cette pianiste aux dons spectaculaires.
Inbal, compagnon errant
Donc l’essentiel, et qui marque ce concert : une 4e Symphonie de Mahler, et sa traduction par un chef que l’on sait inspiré, admirablement connaisseur de ce monde tourmenté tout comme celui, plus confiant en Dieu mais tout aussi dédié à la durée pure, de Bruckner. Les musiciens de l’O.N.L. ont désormais dans leur culture – et pour les aînés, via l’intégrale Mahler des années 90 – ce temps dilaté, ces ruptures incessantes, cet éclat et cet imperceptible instrumentaux, cette conception philosophique de l’art. Une semaine plus tôt, ils le montraient dans le Knaben Wunderhorn, sous la direction très porteuse d’énergie d’un jeune chef allemand, Marc Albrecht, et dans l’admirable vocalité de Mathias Göerne et de Christiane Iven. Pour la 4e, peut-être la plus énigmatique sous les apparences du retour à l’enfant vers son paradis perdu, la plus équivoque – de longues plages, des mélodies continues brutalement secouées de colères ou de caprices -, il s’agissait d’aventure, en une autre essence. Et c’est là que Eliahu Inbal demeure éloigné de toute attitude dogmatique ou simplement distanciée d’avec les interprètes, de toute crispation qu’autoriserait par ailleurs l’altitude métaphysique où le mènent cette musique et sa familiarité avec un tel univers. Un sourire et un sérieux presque mêlés témoignent d’une bienveillante écoute au proche et au lointain de son orchestre – tel son de hautbois, tel glissando de violoncelle, telle percussion de la harpe -, et la prescience de ces déflagrations qui brutalement secouent le microcosme, on jurerait qu’il en traduit déjà, en guide rassurant, les issues apaisées : histoires des enfants pour ces enfants que, musiciens et spectateurs, nous redevenons. C’est à l’inverse d’une routine (« comptez sur moi, je connais tours et détours, chemins et bifurcations de l’œuvre »), le principe d’un « compagnon errant » qui nous ferait découvrir les contrées étranges de la symphonie, à travers des lumières qui confondent aurore et crépuscule, menace et beauté, paradis perdu et limbes. Certes, le bras gauche est celui de l’orateur et de la grande éloquence, parfois même s’élevant, doigt pointé vers quelque Grand Architecte omniprésent ; mais Eliahu Inbal semble lui préférer la gestique circulaire, convoquant le bercement des êtres, des forces soumises au Temps qui les brasse et les transforme perpétuellement. En tout cela, aucune trace d’un ego abusif qui viendrait sournoisement miner la vérité du discours et se substituer à l’ambiguïté, à la fluctuation permanentes, même quand la presque totalité d’un mouvement (adagio) paraît navigation en eaux calmes, et où pourtant survient un orage d’une inconcevable hostilité.
La consultation chez Sigmund
Si « interprétation des rêves» (la Traumdeutung du Petit Père Freud, consulté par Mahler en 1910) il devait y avoir, ce serait en toute liberté pour le sujet rêvant et ceux qui en recueillent la confidence. Car la 4e, parmi toutes, demande une forme de détachement d’humeur dans la lecture, et quelque chose, qui perdrait sa force avec trop de conduite impérative, s’y accomplit tour à tour, mais ainsi que dans les rêves, pas nécessairement dans l’ordre (chronolo)gique. Les solistes du 2e et du dernier mouvement gagnent avec E.Inbal une belle liberté d’invention: Jennifer Gilbert, inquiétante « violoneuse pour le message de l’ami Hein, alias la Mort »), Cécile de Boever, au chant « d’expression joyeuse, tout à fait dépourvu de parodie », ainsi que le demandait Mahler à son interprète. A travers sa gravité souriante, ses inflexions de sentiment, son inclination vers l’imaginaire, Eliahu Inbal demeure humain, jamais trop humain, et l’un de ses secrets, la sérénité si généreuse d’un tel art, se donne en partage, sans condescendance ni crispation olympienne pour les musiciens et les auditeurs. Un chef qui a tant de fois parcouru ces contrées, les trouvant un jour ennuagées, le lendemain si lumineuses, tant réfléchi sur la portée universelle de ces œuvres, qui n’ignore rien de leur haut agencement sonore et fait qu’on s’émerveille tout en s’inquiétant et doutant, il peut être dit humaniste, non ?
Lyon. Auditorium, les 1 et 2 février 2008. Serge Rachmaninov (1873-1943), Variations sur un thème de Paganini . Gustav Mahler (1860-1911),4e Symphonie. Olga Kern (piano), Cécile de Boever (soprano).Orchestre National de Lyon. Eliahu Inbal, direction.
Illustration
Gustav Mahler (DR)