mardi 22 avril 2025

Lyon. Auditorium, les 28 et 29 mai 2009. Mahler: 5e Symphonie. Dvorak: Concerto pour violoncelle. Orch.National de Lyon. Jun Märkl, direction

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Une symphonie de Mahler, quoi de plus évident désormais dans le travail et pour le public d’un orchestre français ? Surtout s’il s’agit de la 5e, « Morte à Venise » comme chaque cinéphile le sait depuis Visconti. L’O.N.L. vient d’en donner (à Lyon, puis Lucerne et Paris) une interprétation de grande envergure, sous la direction inspirée de son chef, Jun Märkl. Le concerto pour violoncelle de Dvorak, avec Heinrich Schiff, soliste exemplaire, complétait ce programme post-romantique.


On ne naît pas mahlérien, on le devient ?

Comme on le sait, Gustav Mahler, fataliste devant l’incompréhension souvent hostile et parfois d’arrière-plans idéologiquement inavouables, avait fini par déclarer : « Mon temps viendra. » Comme on sait aussi, en France, le temps a… pris son temps pour venir. Mais enfin le public d’ici est désormais prêt, même aux intégrales, et en tout cas il aime venir assister à ces longs offices d’une religion syncrétique – métaphysique, si on préfère -, pour y éprouver tour à tour angoisse, désespoir, sublimation des conflits, épopée individuelle, en des sortes d’opéras symphoniques de l’intime à vocation d’univers.Et même en France –pays qui fut longtemps attardé dans l’ignorance de Mahler-, chefs et orchestres héritent d’une désormais longue tradition dans laquelle on peut « choisir son camp » pour maîtriser ces épopées de la masse et de la durée, leur communiquer une dominante, fût-ce à travers chacune des symphonies elles-mêmes : expressionnisme furieux, tourment de l’ombre trouée d’éclairs, philosophie généraliste et hautaine, ascension initiatique vers une espérance… Au fait, naît-on mahlérien ? Ou ne serait-ce, pour paraphraser l’histoire d’Alma et le droit des compositrices à disposer d’elles-mêmes : « on ne naît pas mahlérien, on le devient »… ? Ce qui rappelle à quel point chez Mahler on arrive porteur d’une culture musicienne et d’une transmission de ses savoirs : la mosaïque d’Europe Centrale en serait-elle le lieu idéal – et pas seulement les territoires allemand-autrichien des anciens empires, mais dans l’imbrication de toutes les minorités, auxquelles appartint Mahler par son « triple sentiment d’étrangeté au monde réel » ? Ou une extension au nord-ouest continental et insulaire de l’Europe ? Ou les traversées d’un Atlantique vers l’Amérique, déjà familières au compositeur en ses chemins de vie, et de retour pour aller mourir vers l’origine ?

Pas d’enfermement sans espoir

Mahler qui fut si pleinement Le chef d’orchestre – en sa fougue, son aspiration à la vérité des autres avant la sienne même, son énergie inlassablement ancrée dans le travail, sa modernité de désir et de réalisation -, demeure, un siècle plus tard, un idéal que des images (y compris des sortes de bandes dessinées-caricatures…) viennent préciser, en plus des enregistrements laissés par les premiers héritiers directs du compositeur. Et aussi les témoignages s’accordant sur un apaisement du jeu directionnel, une gestique progressivement épurée de ses passions trop furieuses. Les modèles et les parcours sont donc foisonnants pour un chef, lui-même ressourcé à plusieurs cultures comme Jun Märkl, dont les « années (allemandes) d’apprentissage » à la Wilhelm Meister ont été conseillées et sans doute plus largement ouvertes par un maître (à penser la musique) comme Sergiu Celibidache. Et ce ne semble pas être une esthétique du heurt, du conflit et de l’enfermement sans-espoir que Jun Märkl semble choisir, tout en assumant totalement le grandiose de l’architecture par blocs abrupts et le déchaînement des passions, même quand celles-ci témoignent de l’être menacé par ses pulsions et son imaginaire destructeur. « Toujours la mort gagne ? Non, c’est l’œuvre d’art. » : le chef allemand reste avant tout conducteur d’une ardente harmonie des contraires et introducteur permanent d’une clarté jusque dans la confusion extrême des sentiments et de certains agencements du discours symphonique. Sa juvénilité, son élégance très naturelle de comportement gestuel, restée ici intacte jusque dans les moments d’énergie abrupte, font mieux comprendre les « trois mondes » en cette 5e hétérogène entre toutes.

Ciel bas et lourd sur Venise ?

Car il y a le Mahler convulsé des deux premiers mouvements, celui qui rêve dans l’enclave de son adagietto mais demeure énigmatique malgré une apparente et ensorceleuse lisibilité, et le joueur convalescent, parfois ironique, du scherzo et du finale. Et des paysages y apparaissent tour à tour, dont il faut faire décrire la substance par l’orchestre : depuis les éclairs et grondements entre les nuages au crépuscule, sous le « ciel bas et lourd comme un couvercle », jusqu’à l’extrême inversé de la berceuse aquatique (tant pis pour la facilité d’image à laquelle « Mort à Venise » aura un peu perversement incliné le mélomane qui fréquente les salles obscures et s’y compose parfois ses mythologies !)… Autant que le goût de la synthèse, il faut que le chef manifeste aussi son désir de scruter et ciseler des moments particuliers, pour les « ouvrir » sur des horizons inattendus. Ainsi en va-t-il de ce moment du trio (dans le scherzo) où tout s’allège en transparence, où les pizzicati de cordes amorce un léger fugato… et alors on se demande : la mélodie de timbres webernienne (l’op.10) n’est-elle pas toute proche ? Ce qui est exact chronologiquement et n’a rien de « déplacé » dans l’esprit… Ou dans le même et décidément paradoxal scherzo, une délicieuse invitation à la valse, certes fragment mémoriel d’une culture viennoise surannée, mais que Jun Märkl souligne d’une avancée » très souple du corps qui semble au 3e temps le porter vers le 1er rang des violons….Au fait, il semble que dans le déroulement de la symphonie, le « directeur musical » – résultat d’un travail intense et…facile sur ce concert, et surtout prolongement de tout ce qui a été accompli depuis son arrivée à la tête de l’O.N.L. ? -, puisse tout demander et obtenir de ses musiciens. Faire que l’orchestre traduise, comme dans tout grand moment d’équilibre entre vouloir du chef (par délégation gestuelle et spirituelle) et capacité des instrumentistes d’inventer un son unanimement accordé – d’un pupitre aux autres, de l’instant soliste à la durée collective – une poétique de l’oeuvre.

Heinrich Schiff et le murmure de Bach

En première partie du concert, on avait entendu un « accord » d’une exceptionnelle qualité entre l’Orchestre, son chef titulaire, et le violoncelliste Heinrich Schiff – qui à Lyon a déjà été le conducteur de ce même O.N.L . Là encore, un paysage sombre du Concerto de Dvorak apparaît entre les éclaircies du recours à la danse ou à l’ardeur soliste ou thématique ; la fêlure de ce concerto avec refus des cadences solistes sous-tend une longue marche par moments douloureuse, ainsi qu’en atteste dans la biographie un drame intime du compositeur à cette époque. Les audaces de l’écriture, les frottements chromatiques fugitifs, la fréquente crispation derrière l’héroïsme et l’ardeur, tout cela est mis en pleine lumière (et ombre…) par le jeu audacieusement épris de liberté de H.Schiff, souverain dominateur des difficultés qui peut se permettre de rêver l’imaginaire. Un bis de J.S.Bach le fera revenir devant des musiciens et des spectateurs subjugués : une danse sublimée, à peine scandée, presque désarticulée, murmurée, au bord du souffle, comme si le violoncelliste annonçait en pré-écho le temps suspendu de l’adagietto, quelque « je me suis retiré du monde » dont la poésie de Ruckert inspira le lied composé par Mahler en même temps que le mouvement lent de la 5e….

Orchestre National de Lyon, direction Jun Märkl. Jeudi 28 et vendredi 29 mai 2009 à l’Auditorium de Lyon. ( Même programme à Lucerne et Paris, début juin). Antonin Dvorak (1841-1904), Concerto pour violoncelle (Heinrich Schiff, soliste) ; Gustav Mahler (1860-1911), 5e Symphonie.

Illustrations: Gustav Mahler, Jun Markl (DR)

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