Sous l’action des compositeurs étrangers, la France fait évoluer son modèle lullyste et ramélien: l’esthétique néoclassique s’y fait déjà préromantique.
La décennie qui précède la Révolution est celle d’un âge d’or de la scène lyrique française: après Gluck et Piccinni, Sacchini, également napolitain, s’empare du modèle français hérité du Grand Siècle: sur un livret ancien signé Pellegrin, révisé par Lebœuf, le Napolitain recycle la matière antérieure d’une ancienne Armida de 1772 pour Milan, devenue pour Londres en 1780, Rinaldo: l’époque est au réemploi mais aussi au regard neuf, celui que véhicule la musique moderne propre aux années 1780. En plein néoclassicisme et dans le sillon tracé par Gluck, Sacchini ne manque pas d’arguments: c’est bien cette coupe franche dans l’énoncé du drame (inspiré du Tasse sur le thème des croisés en Terre Sainte), son orchestre souvent taillé au scalpel qui éclaire l’arête mordante de l’action, le tourment intérieur des héros, la précipitation des climats exacerbés (même si la fin reste bien sage et heureuse): tout cela fonde un tempérament fait pour le théâtre et qui saura susciter l’admiration de Berlioz.
Le formidable prélude orchestral de l’acte III (et ses déflagrations qui annonce Spontini), vaste champs de ruines après la bataille entre chrétiens et musulmans exprime aussi la destruction mentale de l’héroïne, Armide, en proie aux milles tortures qu’inflige son désir pour Renaud. Rapport intérieur/extérieur, parallélisme d’un tableau climatique effrayant et sombre et de son écho psychologique… la formule fait toujours son effet.
C’est d’ailleurs le personnage de la princesse (ici affublé d’un père: Hidraot, un rien bavard) qui recueille tous les soins du compositeur: moins guerrière (pourtant doublée par les amazones et leur Antiope au I) que femme amoureuse, doutant, paniquant, palpitant au diapason non plus d’une passion contrastée (d’essence baroque) mais écoutant désormais les nuances les plus ténues du sentiment (romantique): dans ce portrait musical, l’un des plus délicieusement versatile et riches en avatars, jalonné de nombreux airs et récitatifs, se profilent déjà les grandes héroïnes du siècle à venir.
La Médée de Sacchini
Si l’opéra s’intitule Renaud, l’auteur s’intéresse surtout au personnage féminin: hier, c’était Jean-Chrétien Bach qui de même, grand invité à Paris en 1779 (et venant lui aussi de Londres), faisait son Amadis, tout en créant un caractère féminin d’envergure: Arcabonne (elle aussi magicienne, invocatrice des enfers, troublée par un désir qu’elle pensait maîtriser…). En 1783, Sacchini fait de même et offre dans le personnage d’Armide, l’un des plus grands rôles expressifs pour les cantatrices. Tant de subtilité psychologique et d’emportement émotionnel annonce la Médée de Vogel (La Toison d’or, 1786) puis en une filiation ainsi recomposée, la Médée de Cherubini (1797)…
A Metz, après Versailles (19 octobre, Opéra Royal), Marie Kalinine enivre et séduit par son sens de l’incarnation, restituant à ce portrait de femme, sa démesure et son déséquilibre humains. Si parfois l’intelligibilité s’efface, l’intensité et la matière soyeuse de son chant restent toujours d’une belle étoffe musicale: jamais en force, toujours en audace. Et pour rompre ce torrent d’épreuves, d’angoisse, de sacrifice et de solitude parfois hallucinée, Sacchini souligne le triomphe de l’amour en partage sur le chant des armes en un feu d’artifice final, une vocalise purement italienne claironnée avec une grâce exquise par la choryphée: » Que l’éclat de la victoire » (rayonnante et agile Julie Fuchs).
Les autres solistes ne déméritent pas dans ce qui s’impose à nous comme une légitime résurrection du style frénétique et nerveux d’un Sacchini qui connaît évidemment Gluck et le style orchestral de son époque (le chant de l’orchestre reste permanent et renforce la violence comme l’enchaînement des épisodes). Les choeurs sont magnifiquement préparés et l’orchestre d’une belle cohérence (à part la déroute ici et là des cuivres et les ballets pas toujours suffisamment caractérisés).
Les airs passionnés et traversés par le doute d’Armide, ses courts duos avec Renaud, le trio infernal (concession à Rameau ?), le prélude du III déjà cité enfin l’air victorieux de la fin montrent bien que l’effet de Sacchini sur le théâtre tragique français ne fut pas un mythe: on comprend comment les français (surtout les Gluckistes) s’enthousiasmèrent pour le Napolitain, au point d’en faire leur nouveau champion contre les piccinnistes. Encore un jalon pour notre meilleure connaissance de l’opéra tragique en France à la fin du XVIIIè et sur le chemin du romantisme à venir. Prochain opéra tragique, nouvel inédit des années 1780 à découvrir en 2 dates à ne pas manquer: les 11 et 13 novembre 2012, à Liège puis Versailles: Thésée de Gossec (1782) avec Les Agrémens (Guy van Waas, direction).
Metz. Arsenal, le 21 octobre 2012. Antonio Sacchini: Renaud, 1783. Avec Marie Kalinine (Armide), Julien Dran (Renaud), Jean-Sébastien Bou (Hidraot), une Choryphée (Julie Fuchs)… Les Talens Lyriques. Christophe Rousset , direction (version de concert). Un prochain enregistrement de cette production est annoncé courant 2013/2014 (dans la collection » Opéra français » du Palazzetto Bru Zane, Centre de musique romantique française).